Décembre 1995,
Un hiver « chaud » en France
Chris Harman
En décembre 95, la Lutte des Classes se manifesta en France à une échelle que l’on n’avait plus vue depuis un quart de siècle. Les quelques 2 millions de travailleurs du secteur public se mirent en grève pendant 3 semaines et demi. La grève allait crescendo chaque semaine, avec des points culminants lors d'une ou deux journées d'action, et les manifestations à Paris et dans les villes de provinces impliquaient entre 1 et 2 millions de personnes. Ces manifestations ne comptaient pas seulement des travailleurs industriels dans leurs rangs, mais bien d'autres groupes du secteur public, et un nombre significatif de délégations du secteur prive.
Ce n’était pas une grève générale à proprement parler, puisqu'elle est restée confinée aux parties clefs du secteur public, mais elle a pratiquement paralysé les communications dans toutes les villes de France, et a placé la lutte de classe au centre de la vie politique. Pendant un mois, les journaux, la télévision et la radio étaient dominés par les discussions sur le "conflit social". Et tout ceci à peine 8 mois après la célébration par tous les partis de droite de la victoire de leur candidat, Chirac, aux élections présidentielles, qui s’ajoutait à leur imposante majorité de 390 sièges au parlement. La déception provoquée par les 14 années de présidence PS de Mitterrand avait conduit beaucoup d’ouvriers à rompre leur soutien traditionnel aux partis de gauche, et, pour environ un quart d’entre eux, à voter pour les fascistes du FN. Dans le même temps, les taux de syndicalisation avaient subi une très forte chute.
Ces grèves et manifestations évoquent inévitablement des comparaisons avec les deux grandes luttes historiques de la classe ouvrière en France : celle de 1936, qui permit d’obtenir pour la première fois des congés payés, la semaine de 40 heures, et qui provoqua la première vague de syndicalisation massive en France ; et celle de 1968. Mais elles posent aussi des questions qui dépassent largement le cadre de la politique française. Au niveau international, ces luttes ont déjà contribué à remettre en question la stratégie centrale des secteurs clefs du capital européen, réunis au sein de l’Union monétaire et économique Européenne. Elles ont aussi remis en cause la prétention des classes dominantes à vouloir détruire les services publics. Enfin elles constituent un démenti cinglant pour tous ceux qui aimeraient pouvoir affirmer que la lutte de classe appartient au passé.
Pour toutes ces raisons, la nature des grèves de Décembre est une question centrale pour les socialistes. Etaient-elles essentiellement défensives ou portaient-elles des revendications plus larges ? Seront-elles rapidement oubliées, ou sont-elles potentiellement le prélude à des événements d'une immense importance ? Et si oui, quelles en sont les implications pour l'activité politique des socialistes ?
I. LES CAUSES
La cause immédiate des grèves était le plan Juppé de réforme de la Sécu. Celui-ci contenait une série de mesures qui frappaient tous les travailleurs, mais tout particulièrement ceux du secteur public :
· un accroissement du nombre d'annuités à cotiser avant la retraite (de 37,5 à 40), une mesure qui avait déjà été imposée aux travailleurs du secteur privé en 1993 ;
· un accroissement des frais d'hôpital et des restrictions sur les médicaments remboursables ;
· le blocage et l'imposition des allocations familiales versées aux familles avec enfants les plus démunies, combiné avec l'augmentation des cotisations maladie pour les retraités et les chômeurs ;
· un nouvel impôt de 0,5%, s'appliquant à tous les revenus, y compris les plus bas[1] ;
· la casse de la gestion paritaire (syndicats-patronat) du système de sécurité social pour la confier à l'Etat, qui pourrait chaque année réduire les prestations[2].
Juppé prétendit que c'était la réforme que ses prédécesseurs n'avaient pas osé mener "depuis 30 ans".
D'autres "réformes" accompagnant le plan Juppé avaient toutes été annoncées en quelques jours. Un "contrat de plan" concernait le système ferroviaire, son but était de le rendre rentable, par de larges coupes dans les services offerts et des fermetures de gares et de lignes (ce contrat ressemblait par bien des aspects au plan "Beeching" mis en place en Angleterre dans les années 60). Une autre réforme prévoyait l'étude préliminaire de la privatisation partielle des télécoms, en suggérant également de s'attaquer à d'autres industries du secteur public. Enfin il y avait un rééchelonnement du barème des impôts, qui augmentait la part versée par les salariés en réduisant celle des plus hauts revenus.
Le but immédiat de toutes ces mesures (et également du gel des salaires dans la fonction publique annoncé le mois précédent) était de réduire le déficit de l'Etat français, dans l'espoir de le ramener aux 3% du critère de Maastricht de l'Union Européenne. Ceci conduisit certains à voir dans Maastricht la seule explication de l'attitude de Juppé. Ainsi le secrétaire général du Parti Communiste dénonça l'appel de Chirac à réduire le déficit comme un "alignement sur le Chancelier Kohl" en Allemagne, et la "levée d'un drapeau blanc" devant les marchés financiers qui "menaçaient gravement la France et sa souveraineté"[3].
La pression de l'Union Européenne a clairement joué un rôle dans le calendrier de réformes de Juppé. Ce dernier appartient à l'aile de la classe dirigeante française qui mise sur l'union des capitalismes français, allemand, belge et hollandais pour défendre la position internationale de la classe dirigeante française. Pourtant il est intéressant de remarquer que l’essentiel de la pression pour réduire le déficit venait de groupes concurrents au sein même de la classe dirigeante et des partis conservateurs réticents à l'Union Européenne. Pour eux, la question du déficit budgétaire ne découlait pas de la stratégie de la politique étrangère mais plutôt des besoins pressants du capitalisme français, indépendamment de la stratégie qu'il poursuit.
Une des principales caractéristiques de la plupart des économies capitalistes au cours de la crise des 20 dernières années est un important déficit budgétaire, ainsi que le présentait le Financial Times:
Les USA en ont un. Les Européens en ont un, et maintenant, même les Japonais en ont un. Qu'est-ce qu'ils ont tous ? Un sérieux problème fiscal. C'est le grand sujet de cette décennie, et il va dicter son rythme à la vie financière et former le fond sonore (cacophonique) au débat politique dans la plupart des pays industrialisés[4].
Les déficits sont le produit d'une crise plus large du système. Les taux de croissance ont sensiblement baissé par rapport aux années 50, 60, et début 70, cela signifie que les revenus du gouvernement n'augmentent pas assez vite pour subvenir à toutes les dépenses, même si celles-ci croissent moins vite que par le passé. En fait, ces revenus peuvent même baisser dans la mesure où le gouvernement baisse les taxes sur les profits pour compenser le déclin des taux de profit du grand Capital sur le long terme, et réduit les impôts sur les plus hauts revenus. Comme le note le Financial Times :
Dans les pays industrialisés, la part totale des dépenses gouvernementales dans le PNB s'est stabilisée au début des années 80. Cependant, cette part s'est stabilisée à un niveau que chacun de ces gouvernements ne pouvaient ou ne voulaient pas financer par les impôts... Le déficit fiscal qui en a résulté a augmenté la part de la dette publique dans le PNB de 41% en 1980 à 72% en 1995. Des retraites promises mais sans financement assurent que le pire est encore à venir[5].
La conséquence de ce processus est ce que l’on appelle parfois la crise de la dette dans "le premier monde", c'est-à-dire la peur qu'à un moment ou un autre la dette publique d'une grande puissance industrialisée atteigne un niveau tel que les marchés financiers internationaux ne veuillent plus la financer, ce qui amènerait une énorme instabilité dans les affaires intérieures du pays en question, ainsi "qu'un choc majeur causé au système financier international"[6]. Une pression s'exerce donc sur toutes les grandes puissances industrielles pour qu'elles gèrent leur déficit, mais ce problème reste sans solution :
Les gouvernements seront punis s‘ils mentent pour sortir de ce dilemme : il leur est interdit de s'en sortir en augmentant les taxes, ce qui d'ailleurs n'améliorerait probablement pas le taux de croissance de leur économie. Il ne leur reste plus qu'à tailler au couteau dans les promesses faites par le passé dans une meilleure période[7].
La situation est particulièrement grave pour les Etats capitalistes européens, qu'ils aient signé ou non les accords de Maastricht. Dans les années 50, 60, et au début des années 70, ils disposaient d'un fort taux de profit et d'économies en croissance rapide. Dans le même temps, ils accordaient d'importantes concessions aux travailleurs sur les questions des salaires, des heures de travails ou encore de la solidarité nationale (sécurité sociale, retraites, chômage). Ces concessions étaient soit arrachées par un niveau élevé de lutte dans l'industrie (Belgique 1960-1961, France 1968, Italie 1969-1975), soit octroyées de façon préventive pour empêcher que de telles luttes rompent la stabilité sociale (Scandinavie sous une succession de gouvernements sociaux-démocrates, Allemagne de l'Ouest à la fois sous des gouvernements chrétiens-démocrates et sociaux-démocrates).
Dans les années 80 et début 90 ils essayèrent de revenir sur certaines de ces concessions, avec une vague de "rationalisation" de l'industrie privée accroissant le chômage, l'augmentation des taxes sur les dépenses des travailleurs[8] par exemple en France sous le gouvernement de Mitterrand ou en Allemagne avec la taxe unitaire de Kohl, des tentatives de maintenir les augmentations de salaires en dessous de l'augmentation du coût de la vie (par exemple le démantèlement de l'échelle mobile des salaires en Italie), des attaques directes sur les services sociaux (sous des gouvernements aussi bien de droite que sociaux-démocrates en Scandinavie, ou en Italie avec la réforme des retraites). Mais cela ne suffisait pas à supprimer le désavantage des capitalismes européens dans la compétition avec les capitalismes japonais ou américains. Ses niveaux de productivité industrielle sont plus bas qu'au Japon ou aux USA, les salaires réels sont plus élevés qu'aux USA (mais pas au Japon il est vrai), et les salariés travaillent nettement moins d'heures :
Nombre moyen d'heures de travail en 1994 (par an et pour un salarié à temps plein)[9]
Japon 1964
USA 1994
Canada 1898
Angleterre 1826
Italie 1803
Suède 1620
Hollande 1615
France 1607
Danemark 1581Belgique 1581
Allemagne de l'Ouest 1527
"Aujourd'hui un allemand travaille trois mois de moins par an qu'un japonais et 13 semaines par an de moins qu'un américain"[10]. Et ce n'est pas tout. Le nombre moyen d'heures de travail par an est en augmentation aux USA, de sorte que le travailleur moyen là-bas travaille trois semaines de plus qu'en 1980, alors que le salarié moyen français ou allemand travaille deux ou trois semaines de moins qu'en 1980. Il n'est donc pas surprenant que les porte-paroles de grands secteurs du capital européen se plaignent de l'"euro-sclérose", en affirmant qu'ils paient un prix trop lourd pour les aménagements sociaux de l'"économie sociale de marché", avec par exemple le chancelier Kohl appelant l'Allemagne de l'Ouest à "s'adapter aux profonds changements de style de vie qu'amène l'allongement du nombre d'heures de travail".
A travers toute l'Europe, les capitalistes font pression pour obtenir des pratiques de travail "plus flexibles", une plus longue année de travail, un allongement des durées de cotisation pour la retraite, une baisse des rémunérations, la "rationalisation" des dépenses de santé, et l'accroissement des impôts indirects. Tous réclament des politiques "anti-inflationnistes" et de dérégulation dans le but d'empêcher les entreprises de capituler devant les pressions de leurs employés pour des augmentations de salaires et donc le maintien de leur niveau de vie. Partout cette tendance les pousse à adopter le langage du "néo-libéralisme", c'est-à-dire une attitude calquée sur celle de Thatcher vis-à-vis des services sociaux et des services publics. Et le plan Juppé rentrait parfaitement dans cette logique.
II. LA TACTIQUE DE JUPPE
La stratégie générale de Juppé faisait corps avec celle d'autres secteurs du capital européen, qu’ils soient pro ou anti-Maastricht. Mais il y avait des aspects tactiques spécifiques, qui découlaient de la situation politique.
D'abord il y a la façon soudaine et non préparée d'annoncer le plan. Durant les 14 années de la présidence de Mitterrand, il y eu une longue série d'attaques au goutte-à-goutte sur les conditions de vie des travailleurs. Deux tentatives d’accélérer ces attaques, durant des périodes de cohabitation avec un Premier Ministre de droite, provoquèrent immédiatement de violentes luttes, l'impopularité du gouvernement et finalement un retour rapide à la méthode douce. C'est ce qui se produisit à la fin de l'année 1986 lorsque Chirac, alors Premier Ministre, dut battre en retraite devant une séries de puissants mouvements étudiants et une grève des cheminots très efficace, aboutissant au discrédit de son gouvernement et la victoire du Parti Socialiste deux ans plus tard. Cela se reproduisit en 1993-1994 lorsque, en dépit d'une ample majorité parlementaire, le Premier Ministre conservateur Balladur dut faire machine arrière face à de forts mouvements contre sa réforme du salaire minimum pour les jeunes travailleurs[11] et à une grève très militante à Air France. Chirac lui-même semblait avoir tiré la leçon de ces expériences dans sa campagne présidentielle de l'été 95: il vola le succès à son rival de droite, Balladur, avec des promesses populistes de s'attaquer au chômage, de laisser intact le système de sécurité sociale et d'augmenter les salaires. Ce couplet permit à Chirac de récolter les voix de beaucoup de travailleurs déçus par l'expérience du PS au pouvoir, et lui attira même le quasi-soutien de Blondel, le leader d'alors de Force Ouvrière, la troisième plus grosse centrale syndicale.
Une fois la majorité conservatrice bien installée, Chirac remplaçant Mitterrand à la présidence et Juppé devenant premier ministre, il y avait une pression montante de la part des intérêts patronaux pour qu’on oublie ces beaux discours. D'abord Juppé sembla résister à ces pressions et démissionna un ministre clé qui était partisan de mesures plus radicales. Cela provoqua un malaise dans les milieux d'affaires, qui commençaient à réaliser qu'ils n'avaient pas du tout un gouvernement disposé à défendre leurs intérêts. En conséquence le Franc fut mis à mal sur le marché des monnaies international, Juppé fût l'objet d'attaques répétées de la part de sa propre majorité parlementaire conservatiste, et les sondages d'opinion montrèrent que le soutien à Juppé et Chirac avait chuté de moitié environ parmi le petit patronat[12].
Juppé et Chirac essayaient désespérément de faire se relâcher les pressions politiques et patronales. Juppé annonça un gel des salaires du secteur public en octobre, malgré la grève réussie des syndicats du secteur public que cela provoquât, et Chirac fit une allocution télévisée où il admettait avoir "sous-estimé la gravité du problème" du déficit budgétaire[13]. Mais le patronat et les parlementaires de droites restèrent sur leur faim jusqu'à ce que, deux semaines plus tard, Juppé présente subitement un plan de réforme à l'Assemblée Nationale.
L'attitude du patronat et de la droite parlementaire vis-à-vis du gouvernement en fut transformée. Celui-ci semblait soudain prendre une direction de façon décidée. Le Monde parlait de "seconde naissance du premier ministre".
Pour la première fois en 6 mois, Juppé avait retrouvé son souffle. D'un coup il avait agrandi sa marge de manoeuvre... Il s'engageait dans une opération de sauvetage politique[14].
"Les marchés financiers approuvent le plan"[15], rapportait la presse. Il semblait même que Juppé était en passe de gagner le soutien de sections de l'opposition socialiste. "Juppé a fait mouche", admit celui qui fût jadis premier ministre du PS, Michel Rocard, tandis que son collègue, ex-ministre de la santé, était prêt "à soutenir le gouvernement"[16].
Pourtant il y avait plus de panique que de préméditation dans le "coup" de Juppé. Dans son désir de gagner de telles acclamations, il avait oublié d'apprendre les leçons des attaques gouvernementales les plus réussies sur les conditions de vie des salariés dans l'Europe des deux dernières décennies. Celles-ci étaient basées sur des stratégies réfléchies destinées à monter les travailleurs les uns contre les autres. La clef du succès de Thatcher durant ses deux premiers mandats fut le "plan Ridley" : une stratégie détaillée, élaborée alors que les Tories[17] étaient encore dans l'opposition, pour s'en prendre aux groupes puissants de travailleurs un par un, en épargnant momentanément les autres. Ainsi quand, par exemple, en 1981, elle fit face à une vague montante de grèves sauvages contre les fermetures de mines, elle fit marche arrière, attendant trois ans pour s'en prendre de nouveau aux mineurs, le temps de constituer des stocks de charbons et de préparer des centrales électriques. Et au cours de la grande grève des mineurs elle n'eut aucune hésitation à accorder des augmentations de salaires à d'autres groupes de travailleurs comme les cheminots ou les postiers, dans le but d'isoler les mineurs, ou encore à retirer son soutien au patron de l'industrie du charbon, MacGregor, lorsque celui-ci voulut entreprendre des actions drastiques qui auraient pu conduire d'autres groupes de travailleurs à venir soutenir les mineurs. Ce n'est que lors de son troisième mandat qu'elle commit l'erreur fatale de présenter un mesure (la "poll tax", soit un impôt "par tête") qui frappait littéralement tous les travailleurs.
Au contraire Juppé avait opté pour des mesures qui frappaient directement les droits à la retraite de tous les groupes d'employés du secteur public, réduisaient les droits aux soins pour tous et accroissaient les impôts, tout ceci en imposant en même temps une réforme qui signifiait une attaque brutale sur les conditions de travail des cheminots. C'était comme s'il essayait de faire en quelques semaines ce que les Tories avaient mis une décennie à accomplir en Angleterre, et ceci 6 mois après avoir promis l'inverse lors des élections.
Il commit également d'autres erreurs très graves. Il se mit à dos la centrale syndicale qui avait été historiquement la plus sympathique aux desseins du capitalisme français, Force Ouvrière. Ce syndicat était né d'une scission opérée dans la CGT dirigée par le PC au début de la guerre froide en 1948-1949, et dans beaucoup de secteurs de l'économie FO ne s’était maintenu que du fait du soutien du gouvernement et des employeurs. Ceci lui a permis de devenir le premier syndicat parmi les groupes de fonctionnaires traditionnellement non militants et lui a conféré également une influence et des postes clefs dans les organismes paritaires qui administrent les 300 milliards de francs du système d'assurance maladie. D'après un article du Monde, le syndicat patronal, le CNPF, avait passé une alliance "qui lui accordait la direction de la Caisse National de l'Assurance Maladie durant 28 ans".
Le résultat de cette sympathie montrée par les employeurs et le gouvernement pendant la majorité des 48 dernières années était que la direction de FO avait tendance à rester à l'écart des mouvements organisés par les autres grandes confédérations, la CGT et la CFDT, et aidait ainsi à empêcher les grèves de dépasser le cadre minoritaire de l'une ou l'autre des confédérations.
Marc Blondel, le secrétaire général de FO, élu à son poste grâce au soutien des pro-chiraquiens du syndicat (et aussi d'un groupe de soi-disant Trotskistes[18]), n'avait certainement pas l’intention de briser cette alliance. Il avait adopté une attitude complaisante vis-à-vis de Chirac durant les élections présidentielles de l'été, s'était entretenu en privé avec ce dernier une ou deux fois à l'automne, et affirmait en public que Chirac lui prêtait son oreille. Début Novembre, il avait signé un accord avec le syndicat patronal sur l'"annualisation du temps de travail", une mesure qu'il avait précédemment dénoncée[19]. Et il cherchait encore à étouffer les rumeurs sur les menaces que le gouvernement faisait peser sur la sécu en prétendant, lors d'un meeting avec le ministre PS Jacques Barrot le 11 novembre, que "le système de sécurité social n’était pas menacé"[20].
Cependant un des aspects du "coup" de Juppé était de mettre des bâtons dans les roues de cette alliance étroite avec la bureaucratie syndicale. Ses "réformes" ne contenaient pas seulement une attaque sur les allocations sociales des membres de FO, mais menaçaient la domination même de cette bureaucratie syndicale sur l'administration du système d'assurance maladie (et les larges revenus qu'elle en tirait). Ce n'est donc qu'à moitié surprenant si les serviteurs se retournèrent violemment contre leur maître. "Ceci est la fin du système de sécurité sociale, le plus grand acte de pillage dans l'histoire de la république", déclara Blondel. "Le système de sécurité sociale est la propriété des travailleurs et le gouvernement est en train de lui voler"[21]. Il appela bientôt à la mobilisation et la grève contre ses anciens amis du gouvernement.
Il y avait une seule consolation pour Juppé. Nicole Notat, la dirigeante de la deuxième plus grosse centrale, la CFDT[22], qui avait été très proche de la direction du PS, accueillit fort bien cette "réforme", en ajoutant que certains aspects nécessitaient des négociations. Une minorité significative des syndicats affiliés à FO ou à d'autres centrales plus petites adoptèrent une attitude similaire. Juppé se prit alors à espérer que les oppositions syndicales ne seraient que des feux de paille et que ses propositions pourraient passer sans modifications.
III. LA RISPOSTE
La suite lui donna bientôt tort. Le premier jour des mobilisations, le vendredi 24 Novembre, plus d'un demi million de personnes défilaient, plus que dans la manifestation contre la gel des salaires dans le public du 10 octobre, et ceci en dépit du fait que la direction de FO n'y appelait pas formellement. "Le pays était littéralement paralysé" déclara Le Monde.
Ce qui devait être au départ une journée de mobilisation contre l'augmentation de la durée de cotisation pour la retraite dans le public s’était transformé en un énorme cri de colère contre le Premier Ministre et son plan sur la Sécurité Sociale... Rarement Paris avait connu de manifestations aussi impressionnantes. Derrière les fonctionnaires et les élus locaux venait une marée de travailleurs des industries techniques et chimiques, du textile et de l'imprimerie. Ils venaient de Thomson, Alcatel, Sextant Aviation, Dassault, Renault, Peugeot, RVI ou Ford. Les enseignants étaient également largement représentés. Bien que Marc Blondel et FO aient décidé de boycotter cette journée, un grand nombre de militants de FO étaient présents derrière un cercueil symbolisant "la peine de mort pour les retraites".
En province les manifestations étaient même plus grandes qu'à Paris en taille relative. A Marseille par exemple, "il n'y avait pas eu de telle manifestation depuis 1968". Des dizaines de milliers d'autres manifestants défilaient dans les rues de Toulouse et Lyon dans le Sud, et Lille dans le Nord[23]. Et la colère n'était pas seulement dirigée contre le gouvernement mais aussi contre les dirigeants syndicaux qui essayaient de justifier ses actions. Nicole Notat de la CFDT dut quitter la manifestation à Paris après été violemment prise à parti par ses propres militants[24].
Le plus important est qu'il devint vite clair que ces manifestations ne seraient pas uniquement l'affaire d'une journée (comme la plupart des journées d'action ou "grèves générales" appelées par les syndicats durant le dernier quart de siècle, destinée à forcer les gouvernements et les employeurs à donner de l'importance aux bureaucrates syndicaux). Les assemblées générales de cheminots dans les dépôts estimaient que la paralysie des trains et transports publics de la région parisienne durant cette journée ne suffirait pas et décidèrent de poursuivre leur action, en se rencontrant chaque matin pour décider de la reconduction. A cela s’ajoutait le mouvement dans les universités, qui avait commencé à Rouen plus d'un mois avant, et qui commençait à s'amplifier depuis la journée de manifestation du mercredi 22 novembre, qui avait provoqué une vague montante de grèves étudiantes.
Les conditions étaient réunies pour une journée d'action encore plus forte le mardi suivant, le 28 novembre. Et cette fois, la direction de Force Ouvrière avait décidé qu'il était de son intérêt de participer à élargir la mobilisation autant que possible. Le Monde rapportait la
veille : "pour la première fois depuis la scission de 1947 les secrétaires généraux de la CGT et de FO vont manifester côte à côte à Paris". Dans le contexte d'une nouvelle vague massive de manifestations à travers le pays, Paris expérimenta "l'un de ses plus spectaculaires embouteillages"[25].
Pourtant, à ce moment là, le gouvernement pouvait encore espérer que le mouvement de grève allait s'essouffler. Pour beaucoup de dirigeants syndicaux la perspective n'était pas d'élargir les actions de grève, mais de mettre l'accent sur une manifestation nationale pour le dimanche 17 Décembre, 3 semaines plus tard. Juppé avait déclaré dans une interview à la presse à la mi-novembre, qu'il serait "obligé de démissionner si 2 millions de personnes manifestaient" contre lui, et cela apparaissait alors aux dirigeants "modérés" comme une méthode de lutte plus facile que la lancement d'un mouvement de grève plus large. Jean-Paul Roux, le dirigeant du syndicat indépendant l'UNSA[26], déclara : "On ne peut pas faire la grève du siècle tous les mois, beaucoup de fonctionnaires ne peuvent se permettre de perdre 2 jours de salaire à 6 semaines d'intervalle à l'approche de Noël"[27]. Les dirigeants de FO et la CGT s'étaient serrés la main mais il ne semblait pas clair du tout qu'ils collaboreraient pour d'autres grèves. Qui plus est une poignée substantielle de personnalités du PS proposaient une aide plus directe à Juppé : plus d'une centaine d'"experts" et d'"intellectuels" associés au parti signèrent une déclaration de soutien aux principes de la "réforme de la sécurité sociale", saluant Nicole Notat pour son "courage et son esprit d'indépendance" dans son opposition au mouvement de grève[28]. Et même si la nouvelle direction du parti, incarnée par Jospin, affirma qu'elle était "solidaire" des manifestations, elle refusa que le PS y prenne part, en disant qu'ils ne "joueraient pas avec le feu".
Le mardi soir, des postiers tenaient une réunion avec des cheminots en grève qu'ils avaient rencontré dans la manifestation de la journée. A 20h des délégués de la CGT et du syndicat indépendant SUD appelèrent "à jeter le plan Juppé aux poubelles de l'histoire". Les cheminots avaient appelé à la solidarité. "Les travailleurs des chemins de fer et des transports parisiens ne sont pas suffisants. Il faut les travailleurs des postes et d'EDF/GDF. Nous pouvons gagner mais nous avons besoin de tout le monde. Nous allons paralyser l'économie".
Dans le quart d'heure qui a suivi la grève était votée. Le groupe est sorti et s’est rendu dans les bureaux. Il se tint une assemblée générale improvisée. Les mêmes orateurs répétaient les mêmes arguments. "Il y a déjà 10 centres de province en grève. Il faut faire la même chose partout". C’était gagné, la grève fut votée : ensuite, avec à leur tête les cheminots, ils ont marché le long des rails jusqu'au centre de tri d'Austerlitz de l'autre côté de la Seine qu'ils ont également fait débrayé[29].
De telles scènes semblent s'être répétées dans beaucoup d'autres endroits. Par exemple voici un témoignage du centre de tri de Sotteville, près de Rouen :
Une centaine de personnes se sont rassemblés en arc de cercle sous les néons du centre de tri. Trois orateurs représentaient les deux principaux syndicats : la CGT, dont une circulaire donnait l'état du mouvement à la poste dans le pays, et SUD, dont le tract
disait : "Les cheminots et les étudiants sont l'exemple que nous devons suivre. Nous ne devons pas laisser passer une telle chance". A l'approbation générale, il fallait étendre la grève à travers toute la France, dans tous les secteurs. Il suffisait d'une visite des cheminots de Sotteville pour saisir la puissance du mouvement. "Leur assemblée générale", expliquait un militant syndical, "était un vrai meeting dans un immense local à réparer les locomotives. Il y avait un bon millier de personnes là, déterminées et unies, discutant avec enthousiasme, impatientes d'agir et prêtes à aller jusqu'au bout. C'était extraordinaire. C'était un vrai plaisir à voir." Le meeting a décidé d'envoyer des délégations à tous les grands centres de tri postaux de la région, aux cheminots, et aux usines de Renault à côté. Un militant expliquait : "Il est nécessaire de mobiliser, de tenir des assemblées générales partout, de convaincre les gens de France Télécom de se mobiliser maintenant plutôt que quand ils seront isolés face aux menaces de privatisation. Voilà comment construire une véritable grève générale"[30].
Voici un autre témoignage de Rouen :
Le vendredi 29 novembre environ 400 cheminots sont partis vers Renault-Cléon à l’heure du roulement de milieu de journée de l’usine. Devant la porte principale l'ambiance était très dynamique. Le délégué CGT des ateliers a appelé les travailleurs à rejoindre les cheminots dans la lutte en se mettant en grève le jour suivant. Aux portes de l'usine des discussions cordiales ont démarré entre les cheminots et les travailleurs de Cléon, mais certains se rappelaient avec amertume avoir été isolés et conduits à la défaite par les dirigeants syndicaux durant leur grève de 1991.
Après la manifestation du mardi 30 novembre qui comptait à la fois des salariés et des étudiants, dont 1600 cheminots, le moral est quelque peu remonté.
Le lundi 4 décembre des centaines de cheminots ont participé à des initiatives similaires, en allant discuter avec les travailleurs aux portes ou dans les d'entreprises de la région : Ralston, Alsthon, CPAM, CHU, Grande Paroisse, etc. La visite à Sernam a entièrement fait basculer ce centre dans la grève. Suivant l'exemple des cheminots, 200 employés des Chèques Postaux sont allés voir les salariés de CPAM qui ont aussi voté la grève.
La manifestation du mardi 5 décembre a battu tous les records, les journalistes parlaient de 20000 personnes. Environ 3000 cheminots en prenaient la tête avec 500 travailleurs de Cléon. Dans beaucoup d'entreprises privées des débrayages se sont produits le mardi avec une très forte participation aux manifestations, en particulier de Legrand, Rhône-Poulenc et des usines de Grand Paroisses[31].
Des événements similaires avaient lieu dans tous le pays, aussi bien dans les grandes que les petites villes[32]. A Lyon les cheminots allaient aux centres de tri de la poste et y garaient des bus pour les faire débrayer[33]. A Limoges, les cheminots ont investi les locaux de la sécurité sociale et des Télécom avant de tenir un meeting commun avec les salariés d'EDF/GDF en grève[34]. A Bayonne les cheminots en grève rejoints par EDF/GDF le 28 Novembre et La Poste le lendemain, se sont bientôt mis à tenir des meetings quotidiens dans le hall municipal pour décider des actions du jour (comme couper l'électricité aux hôtels de luxe)[35].
Fin novembre les chemins de fer, les métros et bus parisiens, tous les grands centres de tri du pays, et un nombre important de salariés des Télécom ou d'EDF/GDF étaient en grève. Ils allaient le rester pendant les trois semaines qui suivirent. La grève se développant, ils étaient rejoints par un nombre croissant d'enseignants, jusqu'à ce que la majorité de ceux-ci soient en grève également. Même dans des secteurs où les directions affirmaient que seule une minorité était réellement en grève (comme la Poste, les Télécom, EDF/GDF) la grève était rendue efficace par l'occupation de locaux. Dans certaines régions, les travailleurs d'EDF qui n'arrivaient pas à stopper vraiment la production d'électricité, prirent le contrôle des bureaux et passèrent la majorité des consommateurs au tarif réduit de nuit durant la journée.
Dans d'autres parties des secteurs publics un système était mis en place: certains allaient travailler individuellement une partie de la semaine, mais votaient ensuite aux assemblées générales le blocage total pendant les deux journées d'action hebdomadaires. Durant ces journées le noyau dur de grévistes était rejoint par un nombre bien plus grand de fonctionnaires, de dockers, de salariés des aéroports, d’hospitaliers et de délégations du secteur privé (il recevait même le soutien des agents de circulation qui refusaient de vérifier les tickets de stationnement). Parfois la parution des journaux était stoppée par les grèves des imprimeurs par la CGT. Des actions toutes aussi illégales les unes que les autres, auxquelles la police n'osait pas s'opposer, augmentaient l'efficacité des grèves : sit-in devant des bâtiments gouvernementaux locaux, blocage des routes/chemins de fer/tunnels, manifestations sur les pistes d'envol des aéroports, occupation de péages (avec collecte de soutien pour les caisses de grève chez les automobilistes).
Personne ne peut dire exactement combien il y avait de grévistes à un moment donné. L'occupation et le blocage des locaux dans les secteurs du noyau dur de la grève empêchaient la direction et le syndicat de savoir à coup sûr si ceux qui ne travaillaient pas étaient en grève ou seulement dans l'impossibilité de travailler. La paralysie du système de transport et les immenses embouteillages compliquaient encore plus les choses. Ils contribuaient également à rendre flou la différence entre le nombre de grévistes durant les jours "normaux" et les jours de manifestation. Ce qui est certain c'est que les grèves ont effectivement paralysé des parties clé de l'infrastructure du pays et que le nombre de grévistes augmentait de jour en jour. Et pour compléter le tout, environ une moitié de la population exprimait de la sympathie pour les grèves dans les sondages.
Cette grève ne s’est jamais transformée en grève générale, au sens où elle n'a jamais impliqué plus que des délégations des bastions du secteur privé dans les manifestations. Mais elle a paralysé une grande partie de la vie économique du pays et a créé une situation que le gouvernement ne pouvait pas résoudre sans faire de concessions.
Pour s'en convaincre il suffit de voir ce qui est arrivé aux essais du gouvernement de casser la grève. Il a annoncé qu'il allait briser la grève des transports à Paris en mettant sur pied une armée de bus de jaunes. En réalité il n’a pu fournir des transports qu'à une petite minorité d'habitants et les trajets qui auraient pris 40 minutes en temps normal prenaient maintenant 3 ou 4 heures à cause des embouteillages. Le RPR au pouvoir lança un appel à ses militants le vendredi 1er Décembre pour qu'ils forment des "comités d'usagers des transports pour organiser une manifestation contre la grève, probablement mardi prochain"[36]. Son modèle était censé être la puissante manifestation d'un demi million de personnes que les partisans de De Gaulle avaient réussi à organiser durant la dernière semaine de Mai 68. En fait l'apogée de ce mouvement fut un défilé de quelques centaines de manifestants à Paris et les élus locaux du RPR ont bien vite abandonné l’idée de créer des "comités" parmi la population. De même, les "menaces" des députés de la majorité de "résoudre la crise" par un referendum ou une élection générale ont fait long feu à mesure qu'il devenait évident que le gouvernement perdrait de toute façon, et les élections partielles de décembre virent un grand coup de balancier à gauche. Finalement, Juppé dut abandonner son discours de fermeté, fit savoir qu'il était prêt à négocier avec les syndicats, "gela" le plan de privatisation de la SNCF, renonça à ses projets d'augmentation du nombre d'annuités de cotisation dans le public, et annonça un "sommet social" avec les dirigeants syndicaux pour le 22 Décembre.
IV. LES DIFFERENTS TYPES DE GREVES DE MASSE
La contribution essentielle de Rosa Luxembourg, sa brochure "Grève de masse, partis et syndicats", basée sur l'expérience des événements de 1905 dans l'empire russe (empire russe qui incluait sa Pologne natale), explique comment un mouvement spontané de grève peut éclater, dans un mouvement de va-et-vient entre revendications économiques et politiques. Elle met en avant la spontanéité du processus, qui échappe à toute tentative de contrôle par les bureaucrates sociaux-démocrates, et qui pose problèmes aussi aux socialistes révolutionnaires quand ils essaient de comprendre le mouvement au jour le jour. Elle montre comment ce qui commence comme un mouvement sectoriel peut s'étendre jusqu'à s'opposer à l'Etat sur le plan de la politique générale et, ce faisant, pousse les sections de la classe ouvrière les plus découragées et les plus inorganisées à commencer à formuler leurs propres revendications économiques et politiques.
Mais toutes les grèves de masse de ce siècle n'ont pas suivi le schéma décrit par Rosa Luxembourg. Nous avons vu aussi des expériences répétées de ce qui a été décrit sous le nom de "grèves de masse bureaucratiques" : un mouvement de grève soigneusement organisé d’en haut par la bureaucratie syndicale, dans le but de faire valoir son pouvoir de négociation avec les employeurs et le gouvernement et de maintenir son influence sur la masse des travailleurs. Par exemple Tony Cliff décrivait il y a quelques 35 ans comment les dirigeants syndicaux et sociaux-démocrates belges organisèrent des grèves de ce type au début du siècle pendant la lutte pour le suffrage (et donc pour leur permettre l'accès au parlement). Il expliquait comment ils nommaient par en haut les dirigeants de grève dans chaque industrie et chaque quartier pour s'assurer que les grèves non seulement démarreraient en temps voulu, mais aussi s’arrêteraient au moment où les bureaucrates le décideraient[37]. Tony Cliff et Donny Gluckstein montrèrent également il y a 10 ans comment une grande lutte défensive, la Grève Générale Anglaise de 1926, suivait essentiellement ce même schéma :
Cela avait bien peu à voir avec le type de grève de masse décrit par Rosa Luxembourg. Dès le tout début il était clair que les dirigeants du TUC[38] voulaient garder une emprise serrée sur la grève. Ils s’arrogèrent le droit de décider qui devait arrêter de travailler et qui devait continuer[39].
La capacité de la direction syndicale à garder le contrôle de cette façon (aidée en cela par les terribles erreurs du Parti Communiste Anglais, sous l'influence de l'Internationale Communiste stalinienne) permit le retour au travail 9 jours plus tard sur décision du TUC, qui déboucha finalement sur une défaite dévastatrice pour le mouvement, et ce que malgré l'immense unité et solidarité qu'avaient manifesté les grévistes.
De telles "grèves de masse bureaucratiques" sont devenues un trait caractéristique du mouvement ouvrier dans plusieurs pays industriels avancés au cours des années 80. Patrons et gouvernements étaient déterminés à reprendre aux travailleurs certains des acquis qu'ils avaient concédés dans les années 50, 60 et 70. Les dirigeants syndicaux sentaient qu'ils n'avaient pas d'autres choix que de montrer aux gouvernements qu'ils comptaient comme "partenaires sociaux" dans les négociations, et permirent que la colère des travailleurs qu'ils représentaient s'exprime dans une certaine mesure.
Ils appelaient donc à des actions larges dans l'industrie, tout en faisant tout pour s'assurer qu'ils gardaient le contrôle sur leur rythme, leur degré de radicalisation politique et leur durée. Comme je l’écrivais il y a 9 ans :
Il s'est produit une succession de grandes grèves du secteur public sur ce modèle dans les dernières années : Hollande, Belgique, Suède, Finlande et Danemark. A chaque fois l'aile droite de la bureaucratie syndicale social-démocrate s'est sentie soudain obligée d'appeler à de courtes actions ponctuelles dans l'industrie une classe ouvrière qui avait été précédemment relativement passive. La faiblesse des traditions de lutte a généralement permis à cette bureaucratie syndicale de garder le contrôle de ces grèves. Pendant quelques jours une industrie ou un pays entier est pratiquement paralysé et ensuite les dirigeants syndicaux passent un accord, tout revient à la normale, et la stabilité revient[40].
Mais même dans les années 80, je remarquais qu'"il y avait eu des cas de grèves bureaucratiques échappant partiellement au contrôle de la bureaucratie syndicale". Par exemple au Danemark en 1985 un million de travailleurs (au sein d’une population totale de 5 millions de personnes) votèrent le prolongement de la grève de masse dans les milliers d'assemblées générales, alors que les dirigeants syndicaux conseillaient de reprendre le travail. Ils sont effectivement retournés au travail quelques jours plus tard, mais leur action a été assez forte pour forcer le gouvernement Schluter à abandonner ses envies d'imiter ce que Thatcher avait fait en Angleterre.
Il est très important pour les socialistes confrontés à une grève de masse d'être clair sur sa nature. Une grève spontanée qui déchaîne l'activité militante, la combativité et développe une conscience de classe croissante parmi la classe ouvrière ouvre d'immenses perspectives a la fois pour la lutte contre la société existante et pour la construction d'organisations socialistes. Par contre, une grève de masse qui reste étroitement aux mains de la bureaucratie syndicale éveille d'énormes espoirs parmi la masse des travailleurs, pour finalement les anéantir à un tel point que des années de démoralisation peuvent en résulter.
La plupart des luttes réelles échappent à une classification dans des tiroirs étanches. Les bureaucrates syndicaux peuvent initier des actions par en haut, avec l'intention claire de les garder sous leur contrôle et d'y mettre fin selon leur propres conditions. Mais cela ne veut pas dire qu'ils soient toujours capables d'imposer leur volonté à la masse des travailleurs qui a répondu à leur appel. Lorsque les travailleurs se mettent à agir ils commencent à découvrir leur propre capacité de lutte et de contrôle sur les évènements, et il y a toujours au moins l'embryon d'un défi à la bureaucratie syndicale dans cette expérience. En fait, c'est l'une des raisons profondes qui expliquent que les dirigeants syndicaux appellent à l'arrêt des luttes au moment même où les patrons commencent à avoir peur du pouvoir que représente le mouvement ouvrier.
Les syndicats, l'activité militante de la base et la dynamique des grèves en France
Les grèves de 1995 en France ont commencé d'une façon très similaire aux grèves de masse "bureaucratiques" typiques des années 80. La bureaucratie syndicale a poussé à la lutte parce qu'elle voulait montrer qu'elle était le "médiateur" essentiel entre le gouvernement et la classe ouvrière. Tous les syndicats optèrent pour le retour au travail sitôt que le gouvernement eut montré qu'il était prêt à négocier avec eux et à faire quelques concessions (bien en deçà du retrait du plan Juppé). Et même si bien des militants de base ne l'entendaient pas de cette oreille, nulle part ils ne furent assez confiants dans leurs propres revendications et dans leurs propres forces pour continuer le combat, contre la bureaucratie.
Pourtant très tôt le mouvement a commencé à rompre les barrières dans lesquelles la bureaucratie le confinait. On pouvait y voir l'activité militante, la combativité et la montée de la conscience de classe que Rosa Luxembourg soulignait. Ce fut le cas parce qu'il exprimait une immense amertume contre les dirigeants existants, les patrons et les institutions, qui est caractéristique du sentiment populaire dans les années 90 à travers les pays avancés. Dans un sens très concret ce mouvement était un produit de ce qui différencie les années 90 des années 80.
Typiquement, dans les années 80, certains secteurs de travailleurs ont montré une colère énorme qui explosa lors de luttes très violentes (comme par exemple dans les industries métallurgique et minière, et l'imprimerie des journaux nationaux en Angleterre). Mais les autres secteurs sentaient que d'une façon ou d’une autre, s’ils acceptaient de faire des concessions limitées aux employeurs, ils seraient protéges des pires aspects de la crise. Avec le boom fin 80, certains pensèrent même pouvoir bénéficier individuellement d'un "capitalisme du peuple"! Au contraire, la récession du début des années 90 a détruit ces illusions et répandu le sentiment que le système n'offrait pas grand chose au peuple, même s’il ne semblait pas y avoir d'autre alternative.
Ceci s'est exprimé à travers une profonde désillusion vis-à-vis des systèmes politiques existants et des politiciens, ainsi que par des brusques revers d'opinions. Par exemple en France un très grand nombre de travailleurs ont voté pour la gauche lors des deux élections présidentielles de 81 et 88, puis pour la droite aux élections parlementaires de 93. Cela ne les a pas empêché de soutenir les luttes des salariés d'Air France et des jeunes refusant une réduction du salaire minimum[41], luttes dirigées contre le nouveau Premier Ministre, Balladur. Pas plus que l’abstention ou le vote pour la droite au premier tour des élections présidentielles de 95 n'a empêché un grand nombre de gens de basculer à nouveau vers le vote PS au second tour. Ainsi Jospin a obtenu finalement un score inespéré de 47,4% au second tour (mais un sondage à la sortie des urnes suggère que les ouvriers, c'est-à-dire les travailleurs manuels, donnèrent au premier tour seulement 42% de leur voix aux partis de la gauche[42] et plus de 27% aux fascistes du FN).
Dans ce contexte de grande colère alliée à une telle volatilité, lorsqu’une action sérieuse dans l'intérêt de la classe ouvrière se produit, un très grand nombre de gens s'identifie avec cette action, considérant qu’elle offre une solution à leurs propres problèmes.
Une deuxième caractéristique importante des grèves de Décembre 95 était leur contexte : elles venaient certes après une longue période de défaite et de repli des travailleurs organisés, en particulier pendant les années où le PS contrôlait la présidence et la majorité parlementaire et durant lesquelles la bureaucratie syndicale freinait les luttes dans l'espoir de maintenir son influence auprès des ministres, mais cette période de défaite avait été "parsemée" d'un certain nombre de victoires ou de quasi-victoires, comme lors du mouvement étudiant de 1986, lors des actions des cheminots ou encore lors des grèves de 1993 à Air France.
Enfin la bureaucratie syndicale française entrait dans la lutte dans un état particulièrement fragmenté, dans une situation où elle devait à chaque fois convaincre les militants de base de suivre sa direction.
Comme on l'a vu, les syndicats français sont divisés en confédérations rivales depuis le début de la guerre froide, c'est-à-dire depuis près d’un demi-siècle. Cela a présenté de grands avantages pour le capitalisme français : les grèves militantes, même quand elles étaient victorieuses, ont rarement donné naissance à de puissantes organisations ouvrières de la base, qui existèrent par exemple en Angleterre durant les années 60 et 70. Les confédérations syndicales passaient souvent plus de temps à tenter de se voler des membres et de l'influence les unes aux autres qu'à se battre contre les employeurs. Le résultat était que même après la grève générale de 1968 le taux de syndicalisation n'augmenta qu'un tout petit peu, pour ensuite décliner dans les années 80 : en 1994, la CGT affichait trois fois moins de membres qu'en 1977[43], et le taux de syndicalisation, tous syndicats réunis, ne représentait plus que 10% de la force de travail.
Cependant l'influence des syndicats sur la force de travail est bien plus grande que ne le laisserait supposer uniquement le taux de syndicalisation. La France a une longue tradition de structure nationale représentative des travailleurs organisée par l'Etat[44]. Dans ce système tous les 5 ans lors d'élections nationales les différents syndicats sont en concurrence dans chaque lieu de travail pour déterminer celui qui sera payé une partie du temps pour représenter les travailleurs et gérer certains équipement collectifs comme les cantines d'usines. Et même si la CGT ne représente que, disons, 6% des travailleurs sur un lieu de travail en terme de militants, elle peut très bien, encore aujourd’hui, remporter 60% des votes dans ce même lieu de travail lors de ces élections. D'où le paradoxe, incompréhensible en Angleterre, que des travailleurs non-syndiqués peuvent montrer un haut degré d'attachement aux principes syndicaux et même, à l'occasion, se révéler de brillants militants quand des grèves éclatent. D'où aussi, malheureusement, un niveau de compétition souvent féroce entre les militants appartenant à différents syndicats, qui essaient chacun de virer les autres de leurs postes d'élus aux élections prud’homales. Dans ces périodes de mise en compétition électorales, FO, la CFDT, mais aussi la CGT renoncent aux actions militantes pour se consacrer uniquement au grappillage de voix.
Historiquement la CGT n'a jamais hésité à exclure les militants trop radicaux par rapport à la ligne de la confédération. C'était l'un des facteurs qui permit à la CFDT de récolter beaucoup de gens qui se considéraient comme "de gauche", en 1968 et après. Cela permit également à FO de se donner un verni de gauche à certains moments en acceptant ceux qui étaient trop radicaux pour la CGT. Plus récemment, la CFDT a aussi exclu ceux qu'elle trouvait trop militants, conduisant à la création des syndicats SUD par sa branche exclue dans les ex-PTT.
Il y a des divisions internes moins claires dans la CGT, qui reflètent dans une certaine mesure les divisions à l'intérieur de la direction du PCF sur la façon de s'adapter à la situation nouvelle posée par l'effondrement de l'URSS et l'échec des gouvernements PS (amenés au pouvoir en premier lieu par l"Union de la Gauche" entre le PS et le PCF). Dans le cas de la CGT, la question centrale devient "comment sortir de la marginalisation ?", c'est-à-dire comment sortir d'une situation où la faiblesse du syndicat et l'influence des confédérations rivales l'empêche d'avoir une forte influence sur les choix patronaux et gouvernementaux. Les débats sur ce point l'ont amenée à abandonner la rigidité monolithique qui l'avait caractérisée par le passé, et son dirigeant Viannet admet maintenant que des erreurs ont été commises en 1968 (il ne remet pas en cause bien sûr le renoncement à suivre une politique révolutionnaire, mais le fait de s’être coupé de forces qui auraient pu apporter des membres et de l'influence à la CGT et de les avoir, dans une certaine mesure, conduites dans les bras de la CFDT).
L'annonce du plan Juppé était à la fois un défi et une opportunité pour les différentes bureaucraties syndicales fragmentées. Juppé disait en fait en substance qu'il ne les prenait pas au sérieux, mais en même temps la colère qu'il provoquait leur fournissait une chance d'augmenter énormément leur soutien parmi les travailleurs. Elles ne pouvaient le faire cependant qu'en encourageant leurs militants sur les lieux de travail à faire de l'agitation d'une façon qui dépassait largement les méthodes bureaucratiques traditionnelles.
Pour FO, comme on l'a vu, il y avait beaucoup d'enjeu : la majorité de ses membres était dans le secteur public et cette centrale occupait des positions privilégiées dans l'administration de la Sécurité Sociale. En même temps, quand Nicole Notat (de la CFDT) annonça son soutien au plan Juppé, la direction de FO vit une autre opportunité, celle de détacher de la CFDT les membres du secteur public en désaccord complet avec Notat. La direction de la CGT y vit également une grande chance à saisir. La colère produite par le plan Juppé parmi la masse des travailleurs lui donnait l'opportunité de réaffirmer son importance en tant que syndicat vers lequel s'étaient toujours tournés historiquement les meilleurs activistes. Ses mobilisations, elle l’espéraient, pouvaient marginaliser toutes les autres centrales. Cela s’est effectivement vérifié le vendredi 24 Novembre, quand elle a contribué à transformer en une journée de révolte bien plus générale contre le plan Juppé ce qui était conçu par les autres centrales syndicales comme une simple journée d'action sur des revendications spécifiques (par exemple en utilisant des cars fournis par les municipalités communistes pour amener un très grand nombre de gens d'Ile-de-France à la manifestation centrale à Paris). Et des opportunités plus grandes encore s’ouvraient lorsque Blondel a été forcé d'emboîter le pas aux dirigeants de la CGT le 28 Novembre. Dans chaque lieu de travail, les militants de FO, qui avaient pendant des décennies été hostiles aux mobilisations de la CGT, restaient maintenant sans arguments contre le fait de prendre part à un mouvement où la CGT était la force motrice.
V. LA RADICALISATION DES TRAVAILLEURS
Il ne fait aucun doute que les militants de la CGT ont joué un rôle clef dans le démarrage de la grève. Comme il ne fait aucun doute que ces militants étaient encouragés à entrer dans l'action dans les premiers jours de la grève par les permanents syndicaux. L'initiative d'appeler à des Assemblées Générales de grève chez les cheminots venait des militants CGT, qui argumentaient ensuite pour entraîner les travailleurs des postes, de France Télécom et EDF/GDF. Et ils ne le faisaient pas simplement en tant qu'individus, mais en accord avec les souhaits de leurs dirigeants syndicaux. Cependant, lorsque le mouvement a pris de l’ampleur les dirigeants CGT ont commencé à perdre le contrôle direct sur les événements. Dans les AG, des travailleurs de tous les syndicats et des non-syndiqués exprimaient leurs opinions. Et ces opinions devenaient souvent de plus en plus radicales avec la croissance du mouvement[45].
Les syndicats refusaient tous de reprendre la revendication de démission du gouvernement Juppé, mais quand des individus ont lancé le slogan dans les manifestations, des milliers de travailleurs le reprirent. Des panneaux déclaraient "2 Millions plus 1", rappelant à Juppé sa promesse de démissionner si les manifestations atteignaient deux millions de personnes. Typiquement les infirmières à Paris chantaient "Juppé on va te botter le cul"[46], tandis qu'à Clermont-Ferrand 15000 à 20000 travailleurs ont défilé pendant des heures dans le centre-ville chantaient "Non au plan Juppé, Juppé démission!"[47]. En même temps que la radicalisation dans les revendications il y avait une radicalisation dans les attitudes politiques (souvent de la part de ces mêmes travailleurs qui se disaient "apolitiques"). Un reportage sur le dépôt central de bus et métros de Paris rapporte :
Un drapeau rouge flotte sur le mur d'entrée. Un jeune travailleur non-syndiqué l'a mis là comme un symbole de lutte de ces lieux de travail occupés depuis le 28 novembre. Il s'est dit "la Commune de Paris, ça fait assez français". Le délégué syndical de la CGT, quelque peu agacé, se précipite pour l'entourer de drapeaux tricolores[48].
Selon un autre article d'interviews avec les grévistes :
Ils ne croient plus aux hommes politiques, dans "la gauche et la droite". Ils ne croient plus non plus aux journalistes. "Ils sont comme les politiciens, loin de nous, et leurs articles ne sont pas la réalité. Ils ne nous laissent jamais parler à la télé." Et quand les machinistes (comme à la RATP) parlent de la démocratie en France, ils disent qu'elle est "totalitaire" : "C'est un faux consensus : il y a une mascarade de dialogue, et après ça les employeurs font ce qu'ils veulent"[49]. Les salariés ne croient plus aux urnes. La grève est pour eux le seul moyen qui reste pour changer les choses[50].
L'aspiration à une large généralisation de la lutte s'est même exprimée au congrès de la CGT qui avait lieu durant la deuxième semaine de grève. Par le passé de tels congrès avaient toujours été verrouillés à l'avance par la direction de la confédération. Mais sa direction centrale était cette fois elle-même divisée entre les "traditionalistes" et les "rénovateurs", sur la stratégie à suivre à long terme pour accroître l'influence du syndicat. Cette division permit à d'autres voix, qui n'appartenaient à aucun de ces deux camps, de se faire entendre.
Déjà lundi (le premier jour du congrès) des délégués protestèrent contre l'appel à la négociation du secrétaire général, demandant qu'il insiste sur le retrait immédiat du plan Juppé et appelle à la grève générale. Cette question, qui n'était pas à l'ordre du jour du congrès, provoqua des échanges animés entre les délégués. La moitié des interventions appelèrent à la grève générale, certains disant que l'absence de ce mot d’ordre embrouillait et rendait ambiguë la position de la CGT. "La grève générale est la seule façon de faire renoncer le gouvernement", d'après un cheminot. "Le congrès doit montrer la détermination de la CGT à aller jusqu'au bout".
On peut voir le niveau de généralisation de ces luttes au fait que les travailleurs d'une branche allaient voir les travailleurs des autres branches. Il est mis en évidence également par la façon dont les travailleurs se mélangeaient dans les manifestations, manifestement indifférents aux différences de syndicats et de secteurs[51].
Les symboles de lutte étaient partout empruntés aux traditions révolutionnaires françaises, même si beaucoup des grévistes et manifestants n'avaient clairement pas voté pour la gauche lors des dernières élections au printemps (et même une minorité avait voté pour le FN). La grève battait souvent des records dans les villes du Sud, là où le FN se portait particulièrement bien électoralement. A Toulon, où le FN dirigeait la ville, 25000 personnes ont défilé pour soutenir la grève dans une ville de 100000 habitants ; à Marseille, où le FN avait depuis longtemps une forte implantation, il y a eu trois manifestations en quinze jours qui comptaient chaque fois entre 160000 et 200000 personnes, dans une ville dont la population tourne autour de 800000 habitants. Partout il y avait des drapeaux rouges, et une caractéristique marquante de toutes les manifestations était le retour de l'Internationale, chantée par des milliers de personnes (une chose qui s'était produite si rarement durant les 25 dernières années que la plupart des travailleurs n'en connaissaient pas les paroles!).
VI. EMBRYONS DE CONTROLE PAR LA BASE
Le niveau d'implication de la masse des travailleurs dans les grèves était bien plus important qu'habituellement dans les grèves françaises. Même durant la grève générale de 1968, le schéma classique était alors qu'une minorité de membres syndiqués actifs mette les autres travailleurs en grève, les renvoie chez eux et ensuite occupe les lieux de travail elle-même durant toute la durée du mouvement. Et même cette minorité qui occupait n'était souvent pas impliquée dans le mouvement de façon très active : elle jouait aux cartes ou au ping-pong pour passer le temps, plutôt que de débattre et de manifester. Au contraire, les grèves de Décembre étaient caractérisées par un très haut niveau d'activité : les militants syndicaux appelaient chaque jour à une AG où les syndiqués et non-syndiqués pouvaient voter à droit égaux sur la reconduction de la grève pour les 24 heures suivantes, et discuter de ce qu'il fallait faire pour attirer de nouveaux secteurs dans la lutte.
Ceci signifiait qu'il y avait un énorme potentiel pour le développement de nouvelles formes d'organisation par en bas, basées sur la démocratie des travailleurs plutôt que sur les manœuvres bureaucratiques. Les travailleurs étaient en grève ensemble, avec certains groupes qui allaient faire démarrer la grève ailleurs et contribuer à soutenir la lutte. Il n'y avait qu'un petit pas à faire pour transformer les AG d'un secteur en AG communes de toute la classe dans une région, et pour fusionner les comités de grève de chaque lieu de travail en comités de coordination pour tous les travailleurs d'une ville ou d'une région.
Assurément cela a commencé à se produire dans un certain nombre d'endroits. Ainsi un enseignant du 20ème arrondissement de Paris raconte qu'après que son école a voté la grève
Nous sommes allés au dépôt de poste local qui était en grève. Il y avait une centaine de personnes qui y tenait une réunion dans la cantine. C'était impressionnant, tout le monde nous applaudissait, alors que nous n'étions qu'une petite école! Ils proposèrent une manifestation locale le jeudi matin, avant la marche nationale, pour aller voir les autres lieux de travail du quartier.
Armés de tracts nous avons fait un tour des lieux de travail : l'office de la compagnie des eaux de Paris, où une délégation est entré directement pendant que le reste chantait dehors, une grande maison de soin, où un groupe de salaries est venu nous voir à la porte (presque que des femmes, noires et peu payés) et le grand supermarché Monoprix, dans lequel une vingtaine de grévistes enseignants, postiers, cheminots des bus ou écoliers ont fait une délégation.
Les fruits de ce genre d'initiatives et prises de contact au niveau local se sont fait sentir quelques jours plus tard. Quelques 500 grévistes des lieux de travail du quartier se sont rencontrés pour planifier une activité commune dans l'arrondissement, se mettant d'accord pour établir un comité de coordination régulier entre les différents lieux de grèves de l'arrondissement. On observait des mouvements de même nature dans d'autres quartiers de Paris. Et dans plusieurs endroits en province, le niveau de coordination dans l'organisation semble être allé plus loin. Un militant CGT racontait comment ils avaient créé un comité d'organisation de la grève à Rouen :
D'abord nous avons mis en avant l'appel à une AG des travailleurs de la SNCF. Le texte proposait le retrait du plan Juppé comme axe autour duquel construire une grève générale. Une fois acquis l’accord de l'AG sur le texte, nous avons travaillé dessus dans un comité qui contenait des représentants de tous les syndicats présents parmi les salariés. Nous étions unanimes dans notre conviction que nous devions étendre le mouvement à toutes les catégories de travailleurs de la SNCF. Nous avons donc été rendre visite aux ateliers de maintenance SNCF à Quatre Mares (avec 800 travailleurs, c'était l'un des plus important lieu de travail de la région).
Quand nous avons expliqué ce qu'était le plan de rationalisation de la SNCF, les salariés étaient choqués. Tout ceci à 5 heures du matin. Certains des travailleurs de Quatre Mares sont venus renforcer les piquets de grève...
L'après-midi nous nous sommes retrouvés dans une AG interprofessionnelle. L'atmosphère était incroyable. Les gens parlaient dans tous les sens. Rien n'avait été organisé à part les discours des représentants des différentes confédérations. Nous avons essayé de "régulariser" la situation en créant un comité de grève... avec 5 ou 6 représentants mandatés par les AG de chaque secteur, plus les représentants habituels de chaque syndicat.
Et tout ceci avait été fait à partir du troisième jour de grève. Chaque matin le comité d'organisation unitaire de chaque secteur, en commun avec les délégués syndicaux, organisait une AG. En début d'après-midi, le comité central planifiait la réunion commune de l'après-midi.
Les réunions de l'après-midi se tenaient dans un entrepôt où nous stockions normalement les trains pour réparation. L'atmosphère était impressionnante. Les grandes assemblées ressemblaient à des meetings. Mais elles représentaient le coeur de la grève, le coeur de la démocratie ouvrière.
C'était à travers ces réunions quotidiennes que tous les lieux de travail et toutes les organisations syndicales ont été peu à peu contaminés par l'esprit de la grève. Au début tu avais deux ou trois salariés venant d'un dépôt ou d'une entreprise donné. Puis ils essayaient de ramener leurs collègues! Pendant trois semaines cet entrepôt ferroviaire était LE point de convergence de tous les secteurs en lutte. Le centre de tri postal de Rouen a été le premier à rejoindre la grève, ensuite il y a eu EDF, l'usine Renault de Cléon qui a décidé de nous rejoindre après que 800 d'entre nous aient été leur parler, etc.
On peut pas dire que c’était devenu un comité de grève générale. C'était pas conçu comme tel. Mais cela représentait certainement un point de convergence, un forum d'initiatives pour tous les secteurs impliqués dans la lutte.
Ensemble nous avons rédigé un tract que nous avons distribué le 11 Décembre lorsque nous avons bloqué toutes les routes menant à Rouen. Plus de 1000 salariés de tous les secteurs se sont retrouvés au dépôt SNCF à 16h : des enseignants, des postiers, des ouvriers de chez Renault, et ils ont bloqué la ville ce jour là. Le jour suivant nous avons organisé un "forum de lutte" juste devant l'hôtel de ville. Une expérience comme ça change ta façon de penser[52].
Il y a des témoignages tout à fait similaires sur l'organisation de la grève à Dreux, la ville de 35000 habitants à quelques 100 Km de Paris où le FN a fait sa première percée électorale :
Les travailleurs des transports se faisaient les défenseurs d'une nouvelle forme de lutte, ouverte, contre le plan Juppé et le contrat de rationalisation des chemins de fer, en rendant leurs AG grandes ouvertes à tous les autres secteurs en lutte, à la presse et aux organisations démocratiques. Les débats se déroulaient devant des camarades d'autres branches du public ou du privé.
Les locaux exigus à côté des chemins de fer, près des ateliers, étaient devenus une ruche bourdonnante où tout était débattu : comment faire progresser le mouvement, comment préparer les manifestations, comment assurer les repas quotidiens, comment organiser une crèche pour les enfants de grévistes... et comment faire le lien avec les autres secteurs. Les cheminots allaient à la rencontre des travailleurs des postes, des hôpitaux, de GDF, et également des enseignants et des travailleurs sociaux. Et à la fin tout le monde se retrouvait souvent ensemble pour aller devant des usines du privé avec mégaphones, chansons, drapeaux rouges, tracts, en appelant à la grève générale du privé et du public.
Le mouvement a permis aux grévistes, cheminots, secteur public et privé, de s'unir. C'était plus du "chacun pour soi", mais ça devenait un mouvement "tous ensemble"[53].
En rassemblant des Français "de souche", des Turques, des Nord-Africains et autres travailleurs des chemins de fer, des postes et des usines manufacturières de la région, mais également la jeunesse sans emploi des tours HLM, le mouvement avait eu un énorme impact politique dans une ville où l'ascension du FN a été décrite comme "irrésistible"[54] et où la peur que le FN gagne les élections au conseil municipal avait conduit les candidats PC et PS à se retirer l'année d'avant en faveur de la droite non fasciste, transformant un conseil municipal jusqu’ici de gauche en un conseil exclusivement de droite!
VII. LES DIRIGEANTS SYNDICAUX SE METTENT A FREINER
La radicalisation et la politisation du mouvement devaient inévitablement produire tôt ou tard un clash avec le conservatisme des bureaucraties syndicales. Ceci s'applique bien sûr aux dirigeants comme Notat qui s'étaient opposés au mouvement depuis ses débuts. Mais cela s'applique également aux dirigeants de FO et de la CGT qui avaient initialement encouragé leurs militants à commencer les grèves.
Ils voulaient accroître le prestige et la capacité de négociation du syndicat qu'ils contrôlaient, et pas déchaîner un affrontement général avec le gouvernement, et encore moins avec la classe capitaliste dans son ensemble. Et ils voulaient encore moins voir des comités de coordination qui n'étaient pas sous contrôle des syndicats prendre la direction de la lutte. Leur énergie, au départ consacrée à "appuyer sur l'accélérateur", fut bientôt employée à s'assurer qu'ils "tenaient la barre" puis, quelques jours plus tard, à freiner.
Ce qui leur importait était d'affirmer leur pouvoir de médiateur entre le gouvernement et la classe ouvrière. Pour Blondel cela voulait dire mettre la pression pour que FO regagne sa position privilégiée dans le secteur public et, si possible, dans l'administration des fonds de la caisse d'assurance maladie. Pour la CGT cela voulait dire rétablir sa place traditionnelle de syndicat le plus puissant, l'organisation clef que tout gouvernement qui voudrait restaurer la "paix sociale" devrait prendre en compte. Pour les deux confédérations cela signifiait élargir le mouvement à tout le secteur public et entreprendre des actions symboliques dans le secteur privé, mais pour ensuite mettre fin au mouvement par des négociations. Un article perspicace du journal Le Monde déchiffre la position de la CGT :
La CGT a l'avantage sur les autres confédérations d'être partout à la tête du mouvement, jouant un rôle déterminant à la SNCF, à EDF-GDF, à La Poste et à la RATP. Elle n'a pas de rival à la SNCF, contrairement à la grève fin 1986, où elle était concurrencée, comme les autres syndicats, par deux coordinations non officielles de travailleurs des transports. Elle multiplie les appels à la grève pour ne pas être débordée par des mouvements plus ou moins spontanés. Ainsi elle semble contrôler la majorité des grèves et apparaît comme indispensable, particulièrement dans les transports ferroviaires, quand il faut trouver un moyen de sortir du conflit[55].
Viannet dévoila ses objectifs dans une interview pour Le Monde. Les concessions que le gouvernement faisait sur les retraites du public "sont le résultat de la forte mobilisation", affirma-t-il. Il continua, les jours suivants, en annonçant "nous allons obtenir d'autres concessions, mais pour ça nous avons besoin de maintenir la mobilisation... L'accusation de "grève politique" n'a aucun sens. Récemment je manifestais devant un petit groupe de gamins (que je ne connaissais pas) en train de crier "Juppé démission!". Je me suis tourné vers eux pour leur dire "Qui voulez-vous mettre à sa place?". Il ne purent rien répondre, parce que la question n'est pas de choisir entre Juppé, Pierre, Paul ou Jacques, mais de savoir quelle politique ils développent et comment ils répondent aux revendications soulevées par le mouvement social."[56]
Au congrès de la CGT la direction n’a pu empêché les appels de la base à la grève générale. Mais elle a pu s'assurer que ces appels restent lettre morte. Un orateur les décrivait comme des "réflexes du passé". D'autres faisaient grand cas des difficultés à étendre la grève du secteur public aux ouvriers de l'industrie privée "qui ne sont pas affectés directement par le plan Juppé". Et finalement la direction a fait passer une résolution appelant à la "généralisation" du mouvement, dans le but d'obtenir de "vraies négociations sur la base des revendications des grévistes"[57].
VIII. LE SECTEUR PRIVE
Ce qui s’est passé dans le secteur privé témoigne encore une fois de la "prudence" de la CGT. L'échec à faire entrer des secteurs significatifs du privé dans la vague de grève a été sa plus grande faiblesse, comme tout le monde l’a reconnu après-coup. Les dirigeants syndicaux ont défendu qu'il n'était pas réellement possible que le secteur privé rejoigne les grèves. Ils affirmaient que les travailleurs du privé n'avaient pas les mêmes intérêts immédiats dans la défaite des réformes Juppé que les travailleurs du public, où les conditions d'obtention des retraites étaient menacées. Les années de restrictions à grande échelle avaient créé, ils ajoutaient, une atmosphère qui rendait les salariés du privé terrifiés à l'idée de faire grève. Enfin la législation anti-grève rendait difficile d'avoir des grèves légales à court terme.
Ces arguments ne venaient pas seulement des dirigeants syndicaux. Ils étaient aussi répétés aux AG quotidiennes de grévistes, où ceux qui voulaient faire démarrer la grève dans le privé expliquaient les difficultés que cela posait. Et, comme le souligne un révolutionnaire français de Socialisme International, "la majorité de la gauche a accepté ce même argument"[58]. Mais il y a des preuves que cet argument était faux.
Il y avait le même sentiment général dans le secteur privé que dans le secteur public, à savoir que la vague de grève était nécessaire. On peut le voir dans les sondages d'opinions, à la façon dont les salariés du privé inondaient le pavé pour animer chaque manifestation, ou encore dans l'immense participation, aussi bien de la part du public que du privé, à la dernière grande journée de manifestation, le samedi 16 Décembre. La colère était certainement bien présente parmi les travailleurs du privé, attendant d'être canalisée.
Ce qui est plus important encore, c'est que la peur des représailles n’a pas empêché quelques secteurs du privé de rejoindre la lutte. Dans plusieurs endroits en France les routiers ont fait leurs propres actions de blocage des routes autour des revendications syndicales de départ à la retraite à 55 ans[59]. A Caen les salariés du privé ont participé en masse aux manifestations, avec des milliers d'ouvriers de l'usine de RVI de Blainville-sur-Orne, de Moulinex, de Citroën, des travailleurs du Crédit Lyonnais, du Crédit Agricole et de Kodak[60]. A Clermont-Ferrand, des milliers d'ouvriers de Michelin se joignaient régulièrement aux manifestations qui avaient lieu deux fois par semaine, débrayant à l'occasion. Et les mineurs de Lorraine et du Sud ont mené une dure bataille sur les salaires, qui a amené des affrontements avec la police.
Il y avait certainement une hésitation parmi les salariés du privé à se jeter dans la bataille. Mais la même hésitation était aussi présente au début parmi les salariés du public[61], qui finalement se sont mis en grève et ont tenu jusqu'au bout[62]. Ce qu'il fallait, défendait un révolutionnaire français de Socialisme International, "n'était pas que les dirigeants produisent un appel à la grève générale sans rien faire derrière. Il fallait poser les bases d'une telle perspective par des revendications appropriées"[63]. La revendication la plus appropriée était celle que des groupes de travailleurs et certaines branches syndicales locales commençaient déjà à porter : le retour pour le privé aux 37,5 annuités de cotisation que le gouvernement menaçait de retirer au public. En fait, même si les dirigeants de la CGT et de FO s'engageaient de façon rhétorique à "généraliser" la lutte au secteur privé, ils n’ont fait pratiquement aucun effort pour obtenir plus que des soutiens symboliques aux manifestations[64].
A Renault, le plus fort bastion de la CGT dans l'industrie technique, la confédération a entamé des discussions sur la revendication des 37,5 annuités de cotisation. Mais un témoignage rapporte que, David Sanchez, le délégué central de la CGT pour le groupe Renault, mit en avant cet objectif sans en faire un réel slogan. "Nous sommes prêts à aller jusqu'au bout", disait-il, "même jusqu'à une grève générale. Mais Renault ne doit pas se dissoudre dans le mouvement avec des thèmes trop généraux. Nous devons garder notre propre dynamique"[65].
En pratique cela voulait dire que le syndicat se comportait "prudemment"[66]. Seul Cléon, où nous avons vu que l'initiative des cheminots de Rouen avait été décisive, vit un nombre significatif de salariés de chez Renault se joindre au mouvement. Partout ailleurs la direction de la CGT semblait se contenter de groupes relativement petits aux manifestations, ou même de pas d'actions du tout dans certaines usines.
Comme un délégué de FO à la Gare Saint-Lazare le confiait à un journaliste à la fin de la grève :
La direction de la CGT et de FO n'a jamais voulu aller vers la grève générale. Viannet et Blondel pisseraient dans leur froc à cette idée. Le mouvement devenait trop spontané, trop autonome. On pouvait le voir à la base. Ils ont utilisé tous les freins possibles pour empêcher l'organisation de comités de grève générale dans les quartiers[67].
Le journal "Socialisme International" analysait ainsi les leçons à tirer de la grève :
Tout le potentiel qui s'est exprimé dans les grèves de Décembre est resté à un stade embryonnaire. Les dirigeants syndicaux n'ont jamais appelé à la grève générale et n’ont pas non plus cherché à la construire. Viannet et Blondel ont répété assez souvent qu'ils voulaient des négociations où seraient discutées leurs propositions. Ce que les travailleurs eux-mêmes souhaitaient de plus en plus et ce qui aurait pu être gagné était la chute du gouvernement... Les tentatives pour créer des structures reliant différentes sections de travailleurs sont restées locales et isolées. Ces initiatives n'étaient pas encouragées par les dirigeants syndicaux. Ils avaient bien trop peur qu’elles donnent naissance à des coordinations contrôlées par les travailleurs eux-mêmes, qui pourraient commencer à élire leurs propres représentants, formés par les luttes et non pas des négociateurs professionnels comme Viannet et Blondel...
Les initiatives prises dépendaient en général de l'existence d'un ou plusieurs militants prêts à organiser le mouvement et élargir la mobilisation. C'est ce qui explique l'énorme hétérogénéité des situations. Là où des militants étaient présents pour proposer des initiatives et établir des liens avec des travailleurs de secteurs différents, la dynamique se développait rapidement. Ailleurs, la grève perdait beaucoup de sa dynamique et laissait les grévistes isolés...
Organiser ceci nécessitait une direction politique déterminée à faire tomber le gouvernement. Ni le Parti Communiste ni, a fortiori, le Parti Socialiste, ne voulaient donner une telle direction. Se cachant derrière l'excuse de "ne pas manipuler" le mouvement, ils laissèrent leurs militants sans direction et n'offrirent aucune alternative pour faire progresser le mouvement parmi les travailleurs en lutte[68].
IX. LE MOUVEMENT ETUDIANT
Un aspect du mouvement de Décembre qui rappelait 68 fut l'implication des étudiants. Alors que les salariés du public paralysaient le système de transport, la France a connu sa plus grande vague de luttes étudiantes depuis 1986, une vague qui a commencé plusieurs semaines avant les grèves du secteur public. L'implication des étudiants a montré à quel point avaient tort les journalistes et autres qui répétaient, année après année, que les étudiants avaient changé depuis les années 60 et ne pouvaient plus s’impliquer à nouveau dans des luttes ou montrer un intérêt massif pour la politique.
En même temps, cependant, la dynamique des luttes étudiantes et sa relation avec les mouvements de travailleurs ont été différentes de 68 en nombre d'aspects cruciaux. En 1968 le mouvement étudiant a commencé dans les facs non scientifiques de Paris et a grandi en quelques jours pour se transformer en une immense confrontation avec l'Etat français, impliquant des dizaines de milliers d'étudiants, et portant des revendications qui ne concernaient pas seulement leur propre condition, mais aussi la nature même de la société. Les étudiants se sont mis rapidement à parler de "révolution" et ont essayé de gagner les travailleurs à cette idée.
En 1995, le mouvement démarra lorsque des étudiants en science et technologie de Rouen se sont mis en grève, le 9 Octobre, pour protester contre les coupes de budgets qui amenaient une réduction drastique des équipements et du nombre de professeurs. Ils battirent le pavé de la ville, réclamant une augmentation de 12 millions de francs du budget de l'université et mirent en scène une occupation spectaculaire du rectorat. Après leur expulsion par la police le mouvement s'emballa et entraîna les étudiants non scientifiques : dans le première semaine de novembre, la pression devint assez forte sur le gouvernement pour qu’il concède 3/4 de leur demande, et promette la création de 188 nouveaux postes de professeurs.
Le gouvernement espérait clairement confiner la révolte étudiante à une seule université par cette concession. Il était probablement encouragé dans cette voie par la couverture médiatique, qui semblaient montrer que l’attitude des étudiants était loin des idées révolutionnaires de 1968. Beaucoup de ces étudiants exprimaient une indifférence complète vis-à-vis de la politique officielle, en disant que le "socialisme" des 14 ans de présidence de Mitterrand n'avait pas fait grand-chose pour eux. Mais, en même temps, leur colère dépassait les questions particulières des enseignements et des ressources de l'université. Elle exprimait un profond ressentiment par rapport à ce que la société leur offrait : ils parlaient d'un futur de salaires au rabais et d'"insécurité" de l'emploi. Et ce mécontentement existait dans bien d'autres endroits que Rouen.
Loin de mettre fin au mouvement, la concession du gouvernement à Rouen a encouragé l'élargissement. Dans la quinzaine qui a suivi le mouvement pionner de Rouen, les facs de Metz, Toulouse, Tours, Orléans, Caen, Nice, Montpellier, Perpignan et bien d'autres ont entamé des grèves et des manifestations, chacune avançant ses propres revendications d'augmentation de budgets, et finalement une première université parisienne s’est jointe au mouvement le 16 Novembre. Les manifestations du mardi 21 Novembre comptaient plus de 100000 étudiants à travers le pays. Quand les premières manifestations contre le plan Juppé ont commencé trois jours plus tard, un cortège de quelques 3000 étudiants, venus derrière une banderole "Etudiants Salariés Unité", reçut les applaudissements massifs des autres participants. Et la nouvelle manifestation nationale étudiante qui était appelée pour le 30 Novembre se transforma dans beaucoup de villes de province en manifestation commune de travailleurs de la SNCF, d’étudiants et d’autres contre le gouvernement. A Marseille, "2000 étudiants et salariés de la SNCF défilèrent sous une banderole commune"[69], tandis que, comme nous l’avons vu, les étudiants faisaient partie des délégations (avec les cheminots et les postiers) qui se rendaient dans les usines dans les villes comme Rouen.
Mais même si la solidarité du mouvement étudiant a aidé à impulser l'élargissement de la grève dans le public dans la semaine qui a suivi, les étudiants n'ont jamais occupé le rôle central qu'ils avaient eu en 68. Et certains faits laissent penser que le mouvement étudiant commençait à retomber lorsque le mouvement des travailleurs atteignait son apogée.
Dans la première semaine de Décembre, qui a vu se tenir des manifestations plus grandes qu'en 1968 dans bien des villes de province, le rôle des étudiants dans celles-ci déclinait, tandis qu'à Paris les étudiants allaient aux manifestations individuellement, sans former de cortèges par université.
Une coordination nationale pour les étudiants grévistes de tout le pays fut mise en place et elle joua un certain rôle en appelant à la manifestation du 30 Novembre. Mais les témoignages suggèrent qu’elle était bien plus représentative des étudiants des centres de province que de Paris, où elle était en grande partie dominée par des militants de longue date de l'un des syndicats étudiants nationaux rivaux, l'UNEF[70]. Un révolutionnaire français de Socialisme International rapporte que :
Le mouvement étudiant a été important à Toulouse et peut-être dans quelques autres villes. Ailleurs il y a eu trois jours de mobilisation de masse, qui ont dépassé tout ce qu'on avait vu depuis 1986, mais qui n'étaient en réalité pas si énormes. Ainsi à Nanterre, en banlieue parisienne (l'épicentre de la révolte de 1968), 3000 étudiants étaient impliqués sur un total de 30000. Et après ces trois jours, le mouvement a commencé à décliner. Les deux syndicats étudiants rivaux, l'un dirigé par le PS et l'autre par le PCF, et qui à eux deux organisaient 1% des étudiants, se battaient entre eux, avec en plus des groupes anarchistes ou assimilés impliqués dans ces luttes intestines. Ca pouvait donner la fausse impression que le mouvement dans son ensemble était plus radical qu'il n'était[71].
De même le journal révolutionnaire "Socialisme International" disait à l'époque :
Les luttes intestines ont fait beaucoup de mal au mouvement étudiant, dans la mesure où même aux endroits où il n'avait pas obtenu beaucoup de soutien à la base il y a eu des luttes entre les deux principaux syndicaux et entre les tendances à l'intérieur de ceux-ci. Pour gagner le contrôle de la coordination nationale étudiante, les délégués, qui étaient bien souvent des militants syndicaux, jouaient à la surenchère dans les revendications au niveau national sans essayer d'enraciner le mouvement dans chaque université en dénonçant les problèmes concrets. Ceci a conduit les étudiants grévistes à se marginaliser plutôt que d'entraîner les étudiants non grévistes dans le mouvement[72].
Ce point de vue semble être confirmé par un article du Monde, qui explique que : "La coordination étudiante semble pratiquement avoir éclaté avant même d'être née, après le 21 Novembre. Alors que certains étudiants sont représentatifs, d'autres n'ont pas du tout été choisis par les AG..."[73].
Ces faiblesses n'ont pas empêché le mouvement étudiant d'accroître le désarroi du gouvernement. Pas plus qu’elles n'ont empêché des milliers et des milliers d'étudiants de participer aux manifestations et aux actions de soutien aux grèves du public.
Et, selon toute probabilité, cela n'empêchera pas un grand nombre d'étudiants d'en tirer de très importantes leçons pratiques sur leur capacité à lutter aux côtés des salariés dans le futur. Mais elles ont empêché que les étudiants jouent le rôle qu'ils ont joué dans une certaine mesure en 1968 : injecter des ferments d'idées révolutionnaires, même vagues et mal définies, dans le mouvement ouvrier.
X. LES NEGOCIATIONS
La même semaine où Viannet argumentait énergiquement au congrès de la CGT contre l'appel à la grève générale et l’appel à faire tomber le gouvernement, il était également très occupé par une tout autre chose... "Le téléphone de Viannet fut très occupé le jeudi : ce dernier discuta avec Blondel de Force Ouvrière pour préparer une journée d'action, mais aussi avec Jean-Pierre Denis, le secrétaire général adjoint de l'Elysée..."[74]. Ce jour-là Juppé avait dit à ses ministres d'ouvrir des négociations, en particulier dans le conflit avec les cheminots. Le dimanche 10 Décembre, "des contacts d'une nature discrète et secrète se sont multipliés entre le gouvernement et les syndicats"[75].
Les mardi et jeudi suivants ont vu se tenir les plus grosses manifestations depuis le début du mouvement (dans plusieurs villes de province elles étaient plus de deux fois plus grandes que celles des semaines précédentes), en dépit des perpétuels pronostics du gouvernement et d'une partie des media qui annonçaient le déclin du mouvement. L'alternative devant laquelle se trouvaient maintenant les dirigeants syndicaux était soit de poursuivre le mouvement (en particulier la grève des cheminots) jusqu'au retrait complet du plan Juppé, et ainsi porter le coup de grâce au gouvernement, soit d'accepter les concessions partielles de gel du plan de rationalisation des chemins de fer et de retrait de l'allongement de la durée de cotisation dans le public.
La CGT faxa une circulaire à toutes ses branches de la SNCF le vendredi matin après la plus grosse manifestation et la plus grosse grève du mouvement, alors que les travailleurs pouvaient se vanter d'avoir dépassé le chiffre de 2 millions de manifestants que Juppé avait fixé comme seuil au-delà duquel il démissionnerait. Elle pressait d'appeler à l'arrêt des grèves et de "continuer la lutte par d'autres méthodes". Elle affirmait également qu'elle voulait la poursuite du mouvement, pour continuer la pression sur le gouvernement et obtenir d'autres concessions, et appelait à une grande manifestation à Paris le samedi 16 Décembre et à une plus petite journée d'action la semaine suivante. Mais en pratique elle freinait progressivement le mouvement.
Un très grand nombre de grévistes de la SNCF furent atterrés quand ils reçurent le fax du syndicat. Dans un premier temps, un article d’extrême gauche rapporte que "beaucoup de représentants de branches CGT étaient convaincus qu'il s'agissait d'une contrefaçon"[76]. A la Gare du Nord à Paris, l'AG décida par 200 votes contre 1, avec quelques abstentions, de continuer la grève[77]. Le dépôt ferroviaire du Sud-Ouest de Paris vota la poursuite par 102 votes contre 1, avec 12 abstentions. A Lyon le vote de poursuite fut remporté par 637 contre 190. A Rouen, les officiels de la CGT prirent soin de ne pas prendre l'initiative de suggérer le retour au travail, laissant ce fardeau aux officiels de la CFDT ; le dimanche le vote était toujours de 138 voix contre 2 pour la poursuite de la grève[78]. Les échos dans la presse des AG dans les Postes, à EDF-GDF, et surtout dans les grands dépôts de train, parlaient de violents débats, où certains salaries défendaient qu'il y avait plus en jeu dans cette lutte qu'une simple grève sur des demandes sectorielles. Le retour au travail des cheminots n’a pas été complet avant deux ou trois jours, et certains travailleurs du transport parisien ont tenu encore plus longtemps. Certains groupes, comme les salariés de la Poste à Caen ou les salariés des transports marseillais étaient encore en grève sur leurs propres revendications spécifiques deux semaines plus tard. Mais le mouvement dans son ensemble était terminé au moment où s'organisait le "sommet social" de Juppé.
XI. LES POLITIQUES DEFENDUES
Le comportement des syndicats, qui ont progressivement fait redescendre le mouvement, ne surprend à vrai dire personne. Les syndicats sont des structures bureaucratiques à la jonction entre les travailleurs organisés et la classe patronale, cherchant à utiliser leur influence sur les uns pour être acceptés comme "partenaires" par les autres. Et les syndicats français ne dérogent pas à la règle. La CGT était plutôt soulagée en 1968 de pouvoir négocier les accords de Grenelle[79] avec le premier ministre de De Gaulle, Pompidou. Les dirigeants tentèrent de mettre fin à la grève sur des bases bien plus mauvaises que ce que désiraient de larges sections de travailleurs, et en payèrent le prix quand un immense meeting de masse à Renault Billancourt s'ouvrit aux cris "Ne signez pas, ne signez pas"[80].
Les bureaucraties syndicales essaient toujours de mettre fin aux mouvements de grève de masse dès qu'ils vont au-delà d'un certain point. Et en effet s’ils se mettent à dépasser le cadre de telle ou telle négociation avec le pouvoir, alors ils deviennent une menace complète pour leur autorité. Des questions politiques sont posées par le mouvement, et elles nécessitent un type de réponse politique que la bureaucratie syndicale est incapable de fournir. Même les membres de la structure bureaucratique qui adhèrent individuellement au besoin d'une solution politique sont réduits au silence par la nécessité de rester dans le cadre de cette structure. Ce qui devient crucial est donc le besoin d'organisations véritablement politiques, et pas seulement syndicales.
Un militant CGT de la Gare du Nord racontait à un journal :
Les confédérations ont suivi leurs vieux réflexes sur la nécessité de savoir arrêter une grève. Mais ce mouvement était plus qu'un simple conflit industriel. C'est devenu tout à la fois une critique des élites, une critique du néolibéralisme imposé à coup de coupes budgétaires et de coups de matraque, une critique de la répartition des richesses accaparées par une minorité, et finalement une critique d'une société qui ne se préoccupe plus du peuple. Le mouvement en était arrivé à un point où il devait devenir politique. Il a créé une nouvelle conscience, et personne n'a le droit de la trahir[81].
La principale organisation politique de la gauche a été incapable de s'élever à l'échelle du mouvement comme l’ont fait les dirigeants syndicaux. Le parti qui récolte le plus de soutien électoral parmi les travailleurs français est le Parti Socialiste. Il a été complètement incapable d'offrir une alternative politique en Décembre 95. Durant les 14 années de présidence Mitterrand ses dirigeants avaient accepté exactement la même logique économique que celle qui avait conduit Juppé à proposer ses "réformes". Il était donc à peine surprenant que près de la moitié de la direction du PS soit d'accord avec les réformes pendant que l'autre moitié refuse de mettre en pratique militante son opposition verbale à ces mêmes réformes.
La deuxième organisation majeure de la gauche française est le Parti Communiste, qui historiquement avait eu plus d'influence sur les sections militantes de la classe ouvrière. Il adopta une position qui était, comparativement, bien plus franche que le PS. Le 20 Novembre, avant même que les grèves aient commencé, son secrétaire national, Robert Hue, estima que la colère contre le plan Juppé était "légitime". Et, comme nous l'avons vu, la CGT, sur laquelle le parti exerçait une grande influence, a joué un rôle actif dans le démarrage des grèves. Mais il est vite devenu clair que ce parti n'était pas plus prêt à mener une campagne d'agitation dans les lieux de travail et les quartiers que le PS. La direction insista pour que la question de la démission du gouvernement ne soit pas abordée car "le parti communiste n'était pas prêt pour la dissolution de l'Assemblée Nationale"[82]. Hue ajoutait que le reste de la gauche "n'était pas prête à assurer une alternative progressiste"[83] et qu'"on ne doit pas faire dire à un mouvement ce qu'il ne dit pas lui-même. Le mouvement aujourd'hui n'est pas prêt pour un changement politique"[84]. Cela signifiait bien évidemment que Hue insista pour dire que "l'idée de grève générale n'est pas à l'ordre du jour"[85], mais aussi que la direction du PC hésita avant de soutenir une motion de censure du PS vis-à-vis du gouvernement Juppé à l'Assemblée Nationale[86]! Il n'est alors pas étonnant qu'il y ait eu de fortes critiques dans une réunion du comité national du parti dans la première semaine de Décembre.
Il y avait plusieurs questions et critiques sur la conduite "prudente" du parti. Plusieurs secrétaires de fédérations ont fait remarqué la faible "visibilité" des communistes dans les actions et les manifestations, certains réclamant plus d'actions communes avec la CGT, d'autres voulant que le parti agisse d'une autre façon[87].
L'objectif principal de la direction du parti dans les dernières années a été de regagner un peu de sa force perdue dans les années 70 et 80. Jusqu'à cette époque, non seulement il avait attiré la plupart des salariés français les plus militants, mais il avait aussi été la plus grande force électorale de la gauche, avec 5 millions de voix. Cela lui permettait d'allier un dévouement stalinien à la politique étrangère de l'URSS avec une approche essentiellement parlementaire "à la maison". Mai 1968 a montré ce que cela signifiait, lorsqu'il a joué un rôle clef pour convaincre les travailleurs d'arrêter leurs grèves, en contrepartie d'augmentations de salaires et de l'appel à des élections présidentielles par le président De Gaulle.
Mais son stalinisme et son parlementarisme se sont retournés contre lui à partir de ce moment.
Le soutien à l'URSS devenait de plus en plus impopulaire et risquait d'isoler le parti à la fois de nombreux militants salariés et également d'autres forces parlementaires. En même temps son électoralisme l’a conduit à une alliance sans critique avec le Parti Socialiste, refondé par François Mitterrand, qui a manœuvré habilement pour mettre la [88]main sur les millions de voix du Parti Communiste. Pourtant le PC a continué l'alliance, ses ministres restant dans le premier gouvernement de Mitterrand même après que ce gouvernement se soit retourné contre les travailleurs qui avaient voté pour lui, et en fait jusqu'à ce que Mitterrand lui-même les en exclut. Par conséquence, après avoir perdu des voix au profit du PS, il a souffert à partir du milieu des années 80 d'une nouvelle perte de soutien alors que la désillusion s'installait vis-à-vis des gouvernements socialistes. Le dirigeant du parti d'alors, Marchais, a réagi par un comportement stalinien de plus en plus sectaire, cherchant à s'accrocher aux effectifs en diminution du parti en écartant quiconque essayait d'ouvrir le débat sur ce qui avait mal tourné. Le seul résultat fut d'empirer les choses pour le parti, qui risque aujourd’hui la disparition électorale, obtenant bien moins de votes que les fascistes du FN et seulement deux fois plus que la candidate trotskiste, Arlette Laguiller.
Hue, qui a pris la direction du parti en 1994, a cherché à sortir de cette marginalisation croissante par une double stratégie. D'une part il a appelé à jeter par dessus bord définitivement le stalinisme, en disant qu'il avait conduit à rater des opportunités, en particulier en 1968 lorsqu'il "voyait le mouvement avec les yeux des années 50", et à entamer des discussions avec d'autres courants de gauche (allant même jusqu'à envoyer un représentant aux funérailles du Trotskiste belge Ernest Mandel et organiser une rencontre officielle entre des représentants du PCF et de la LCR Trotskiste, alors que la vague de grève montait, le 29 Novembre[89]). D'autre part, Hue a fait savoir clairement que la clef pour sortir son parti de la "marginalisation" était l'ouverture vers la droite. Il a proposé de baser le parti sur "la grande tradition humaniste française", et il a suivi une stratégie d'opposition "constructive" depuis la victoire de la droite l'été dernier. En particulier il a attaqué le gouvernement pour avoir oublié ses promesses électorales en subordonnant les intérêts "français" à la recherche d'unité européenne (à cette occasion le PC avait produit un appel à un referendum sur l'Union Européenne Economique et Monétaire le jour du 25ème anniversaire de la mort de De Gaulle, ce qui était une tentative claire de faire du pied à une partie de la droite nationaliste).
Dans cette perspective, le mouvement contre le plan Juppé a fourni au parti une opportunité de récolter de l’audience. Il ne pouvait que se réjouir de la situation embarrassante dans laquelle se trouvait le PS, qui lui avait pris tant de voix par le passé. Mais le PC essayait également d'empêcher le mouvement de rendre plus compliquées les alliances qu'il recherchait avec les forces "anti-européennes" sur sa droite. D'ou son insistance sur le fait que la construction du mouvement était le tâche de la CGT et pas du parti, son opposition aux appels à la grève générale, et sa résistance à toute notion de renversement du gouvernement Juppé.
Depuis 1968, il y a deux organisations trotskistes significatives à la gauche du PC, Lutte Ouvrière et la Ligue Communiste Révolutionnaire. LO combine le souci de produire des bulletins réguliers autour des lieux de travail[90] avec des interventions électorales relativement réussies, en particulier lors des campagnes présidentielles. Dans les années 70, LO était à la fois plus petite et moins visible que la LCR. Mais elle a gagné une audience durant le début et le milieu des années 80 du fait qu’elle était la seule organisation de gauche à insister, dès le début, sur le fait que Mitterrand et le PS allaient trahir leur électorat. Certains de ses membres ont joué un rôle clef dans l'une des coordinations qui a conduit la grève des cheminots de 1986, et Arlette Laguiller a eu un impact considérable aux élections présidentielles de l'année dernière, en obtenant 1,5 millions de voix, et une voix sur 14 parmi les travailleurs manuels[91].
Mais ces succès ont été accompagnés d'énormes faiblesses dans la théorie et la pratique. Leur théorie a toujours été mécanique et dogmatique, répétant inlassablement quelques idées basiques. Certaines de ses idées sont correctes, comme l'accent mis sur le rôle central de la classe ouvrière et les luttes quotidiennes sur les lieux de travail. D'autres sont erronées, comme l'affirmation que l'URSS est resté un état ouvrier dégénéré jusqu'à la fin, alors que bizarrement la Chine, Cuba et l'Europe de l'Est sont décrits comme capitalistes depuis le début, ou encore le fait que le fondamentalisme islamique est qualitativement pire que n'importe quelle autre forme de politique petite-bourgeoise. En aucun cas elle n'a été capable d'utiliser sa théorie pour développer une "analyse concrète d'une situation concrète", comme l'avait un jour formulé Lénine.
Et parallèlement à ses théories mécaniques elle a développé une vision de la politique révolutionnaire tout aussi mécanique. Pour LO il n'y a que deux tâches : faire du travail sur les questions économiques concrètes dans chaque lieu de travail particulier, et faire de la propagande générale à travers les campagnes électorales et les bulletins d'entreprise. Il y manque totalement la notion de journal révolutionnaire utilisé comme "organisateur", rassemblant des gens autour de lui en abordant les questions spécifiques soulevées par une campagne et généralisant à partir de celles-ci. C’est également oublier le fait que la politisation ne se passe pas uniquement sur les lieux de travail, mais aussi dans les luttes hors des lieux de travail, en particulier contre l'oppression. Ainsi, par exemple, LO a refusé de façon répétée de militer contre l'influence croissante des nazis du FN, en argumentant que "le FN n'existe pas sur les lieux de travail"[92].
Toutes ces erreurs d'analyse se sont combinées pour empêcher que Lutte Ouvrière pourvoie d'une quelconque façon au besoin d'une direction révolutionnaire durant la vague de grève de Décembre. Individuellement les membres de LO ont clairement joué un rôle dirigeant dans certains lieux de travail, de même que certains membres du PCF. Mais l'organisation dans son ensemble n'a jamais essayé de donner une direction politique de façon concertée. Ses membres ont fait peu d'efforts pour vendre son journal durant les manifestations, et il n'y a eu aucune initiative pour coller des affiches ou sortir des tracts qui tentent de donner au moins partiellement une direction au mouvement. En somme Arlette Laguiller n’a pas fait pas grand-chose pour guider un tant soit peu ceux qui avaient voté pour elle à l'automne.
Ces échecs n'étaient pas dus au hasard. Ils reposaient sur une incapacité complète à comprendre le potentiel du mouvement, ce qui à son tour était le résultat d'une théorie mécanique. Celle-ci analysait que le monde dans son ensemble était dans une phase d'"évolution réactionnaire", en lien avec la "contre-révolution" en ex-URSS. En France même, comme LO l’analysait dans un article daté du 31 Octobre et publié en janvier, après la vague de grève, "la période actuelle est dominée par une démoralisation de la classe ouvrière"[93].
Lutte Ouvrière interprétait l'explosion de grèves dans la dernière semaine de Novembre comme une simple manœuvre des bureaucraties syndicales. Leur journal affirmait, dans un article dont le titre était "Après deux semaines", que "la grève est le produit d'un processus initié uniquement par en haut. C'est en fait la volonté des centrales syndicales FO et CGT qui explique le démarrage, le renforcement et l'extension du mouvement"[94].
Une telle analyse a conduit LO à adopter une attitude très passive par rapport au mouvement jusqu'à sa troisième semaine. Et même après ils n’ont mené aucune propagande pour la grève générale ou pour des revendications politiques comme le renversement du gouvernement Juppé. Leur journal parlait de revendiquer pour les 37,5 annuités dans le public, mais ils n’ont jamais fait campagne sur ce point. Et il n'y avait aucune mise en garde dans le journal pour que les militants se tiennent prêts à contrer les tentatives des dirigeants syndicaux de liquider le mouvement. La première critique réelle de la direction de la CGT sur son rôle dans la grève n’est parue dans le journal de LO qu'après la reprise du travail chez les cheminots! Et même alors, ce journal arrivait parfois à justifier l'appel des dirigeants syndicaux à la reprise du travail, affirmant que "le climat évoluait vers la reprise du travail et les dirigeants de la CGT étaient très bien informés, quasiment heure par heure, du sentiment parmi les grévistes"[95]... Cette approche rappelle tout simplement l'attitude du Parti Communiste Anglais durant la Grande Grève de 1926[96], lorsqu'en dépit de ses désaccords politiques intenses avec les leaders syndicaux, il sortait un appel disant "Tout le pouvoir au Conseil Général"[97].
Enfin et surtout, Lutte Ouvrière n'a jamais essayé de faire de son journal et de ses réunions un point de convergence pour ceux qui voulaient que la grève aille plus loin et se transforme en une lutte générale contre la politique du gouvernement. La LCR s’est montrée tout aussi incapable que LO de fournir le début d'une direction à la lutte. Formellement elle avait une meilleure compréhension des enjeux du mouvement. Elle avait saisi la révolte massive et spontanée contre la classe politique. Son journal essayait de se relier à la montée du mouvement. Il posait la question de la grève générale et celle de l'extension du mouvement au secteur privé. Et ses militants, dans certains syndicats (comme par exemple à SUD, composé d'exclus de la CFDT) et certains quartiers, ont clairement joué un rôle dans l'extension de la lutte. Mais en réalité elle était aussi invisible que LO en tant qu'organisation politique essayant de proposer une alternative politique. Et par comparaison elle souffrait de sa plus faible implantation parmi les travailleurs. Comme le raconte un militant de Socialisme International, "Le journal pouvait sembler se relier au mouvement, mais il était écrit dans un langage lointain et abstrait"[98]. En fait, depuis bon nombre d'années, leur journal avait cessé d'être moteur pour s'organiser politiquement et, à la place, il s'était transformé en une collection d'articles sur les différents mouvements sociaux et les différents courants intellectuels. Il ne pouvait se transformer en organe de lutte en Décembre du simple fait que ses rédacteurs avaient conscience de l'ampleur de ce qui se produisait. De même que les membres de LO, les membres de la LCR ont fait peu d'efforts pour vendre leur journal dans les manifestations, les meetings ou les AG, se contentant d'apparaître comme de bons activistes étudiants ou syndicaux plutôt que comme des révolutionnaires socialistes. Ils n'avaient pas plus de chance de jouer le rôle de pôle attracteur pour les travailleurs et étudiants nouvellement politisés par le mouvement.
Comme pour LO ces défauts reposent sur les traditions théoriques et pratiques de l'organisation. Historiquement la direction de la LCR considérait que les régimes en URSS, en Europe de l'Est, en Chine, au Vietnam et à Cuba étaient des états ouvriers dégénérés ou déformés qui, malgré leur direction bureaucratique, jouaient un rôle progressiste dans "la lutte de classe à l'échelle mondiale". Ceci l’a conduit à une profonde démoralisation quand fut dévoilée la réalité de la vie dans ces "états ouvriers", et que ces régimes eux-mêmes s'effondrèrent en 1989-1991.
En même temps, la croyance qu'il y avait des substituts possibles à la classe ouvrière dans la lutte pour le socialisme conduisit, en France même, à une grande clémence vis-à-vis de Mitterrand et du PS au début des années 80. Au lieu de mettre en garde contre ce que Mitterrand réservait aux travailleurs, la LCR laissait entendre qu'avec quelques secousses d'en bas ce gouvernement pourrait amener des changements sociaux fondamentaux. Il est peu surprenant que la LCR ait perdu un nombre considérable de militants au profit du PS, puis ait souffert de la démoralisation générale de la gauche lorsque la vraie nature du gouvernement Mitterrand devint apparente. En fait elle a survécu en tant qu'organisation en payant un prix élevé : l'abandon de la notion de parti centralisé autour d'un ensemble cohérent d'idées politiques, remplacée par celle de fédération de fractions rivales en conflit, chacune avec ses propres analyses des événements et faisant ce qu'elle veut dans son propre domaine de lutte. Une telle organisation était tout à fait incapable de jouer un rôle authentiquement indépendant dans le mouvement de Décembre, et d'attirer les milliers de travailleurs qui commençaient à voir le besoin d'une alternative politique plus poussée que le PS et le PC.
A elles deux, LO et la LCR ont récolté beaucoup des meilleurs militants issus des luttes qui ont eu lieu depuis 1968. Mais leur politique en a démoralisé plus d’un dans les années 70 et 80 et elles n'en ont gardé qu'une partie, incapable de cristalliser ceux qui cherchaient une direction en Décembre 1995. Il pouvait difficilement y avoir une meilleure preuve du besoin pour les révolutionnaires socialistes de créer une nouvelle organisation.
L'organisation Socialisme International a justement tenté de répondre à ce besoin. Son problème est qu’étant née dans les années 80, alors que les vieilles organisations dominaient encore le terrain, elle était très petite lorsqu'elle s'est retrouvée face aux luttes récentes des années 90. Avec à peine 200 membres elle ne pouvait pas même commencer à donner une direction à un mouvement de 2 millions de travailleurs. Le mieux qu'elle pouvait faire était de s'assurer que ses membres soient actifs chacun dans leur propre lieu de travail et université, essayant de fournir une alternative à ceux qui cherchaient un nouveau type de direction, en vendant ouvertement leur journal. Le fait qu'ils aient pu être aussi visibles dans la vente de leur journal que des organisations cinq ou dix fois plus grandes (et souvent le fait qu’ils aient été les seuls préparés à défendre leur propre politique dans les meetings) témoigne de l'immensité du vide à gauche durant les grèves de Décembre.
XII. LES RETOMBEES
Il y a eu beaucoup de débats dans les jours juste après le retour au travail pour savoir si le résultat du mouvement était une victoire ou une défaite. D'une part le gouvernement avait fait des concessions très importantes. D'autre part, il était encore en place, prêt à préparer d'autres offensives pour le futur, en abandonnant sa stratégie désastreuse du "tout en même temps" pour une approche par petit morceaux de type "diviser pour régner".
Dans les semaines précédentes il était devenu clair que le gouvernement avait fait bien plus de concessions qu'il ne le voulait, et qu'il était réellement terrifié par la force du soutien à la poursuite de la grève chez les cheminots, et aussi par la détermination de groupes tels que les postiers de Caen et les transports de Marseille, qui était encore en grève à la Noël pour défendre leurs revendications. Face à un tel niveau de détermination il avait une peur bleue de provoquer la reprise d'un autre mouvement.
Mais la victoire des travailleurs sur leur revendication immédiate soulevait également la question de l'impact de cette lutte sur le long terme. L'un des débats majeurs dans la gauche au niveau international (depuis que la gauche post-1968 a commencé à décliner après la défaite de la révolution portugaise fin 1975 et la désintégration de la gauche révolutionnaire italienne quelques mois plus tard) a porté sur la question de savoir si la classe ouvrière pourrait à nouveau jouer un rôle actif comme agent de l'histoire. La majorité de la génération 1968-1975 a fini par conclure que non. Cela donna typiquement des trajectoires politiques allant du féminisme et la social-démocratie de gauche à la social-démocratie de droite. Intellectuellement, les trajectoires allaient du Marxisme au Structuralisme, puis du Structuralisme au Post-Modernisme.
De façon prévisible, ces mêmes personnes tentent déjà d'expliquer les événements de Décembre comme, au mieux, une protestation essentiellement défensive de la part de membres d'un strate sociale relativement privilégiée.
Par exemple, les sociologues Pascal Perrineau et Michel Wieviorka ont défendu que ce serait une "erreur" que de considérer que le mouvement était "politisé et généralisant". Ce mouvement impliquait des "conflits sectoriels", confinés à "la défense des acquis des employés du secteur public. A aucun moment, à part dans les slogans, il n'a cherché à prendre en compte et articuler les revendications des exclus, des chômeurs, des étudiants, des précaires". Il lui manquait une "dimension globalisante". "Ce serait une erreur de tomber dans le gauchisme", et de croire les fonctionnaires ou le personnel des grandes entreprises publics sont le "sel de la terre", "et que leur lutte représente une résurgence de la lutte de classe". Il serait également faux de voir dans cette lutte "une réponse constructive aux dernières douze années du capitalisme le plus libéral". En effet, "la grève ne regardait quasiment jamais vers l’avenir, mais était défensive". Les slogans ont été "maintenir", "réaffirmer", "défendre". Les grèves sont retombées "dès que les revendications immédiates du mouvement furent satisfaites". Elles "opposaient la justice sociale à la modernisation, plutôt que de combiner les deux".
La conclusion de ce type de raisonnement est qu'en réalité les grèves étaient tournées vers le passé, et pour qu'il en soit autrement il aurait fallu adopter une vision "modernisatrice" sociale-démocrate, comme l'a fait allégrement Nicole Notat, la dirigeante de la CFDT, qui s'est opposée au mouvement[99].
Mais il n'y a pas seulement à la droite de la sociale-démocratie que l'on trouve une tendance à dévaloriser de telles luttes en France en les présentant comme archaïsmes, d’une importance transitoire. Il y a une version de gauche du "déterminisme du reflux", c'est-à-dire en fait l'idée que l'impact des défaites du passé aurait produit une situation où les luttes défensives ne peuvent jamais conduire à la victoire et au renouveau de la confiance et de la conscience de classe. C'est une idée qui fournit de confortables excuses à une partie de la bureaucratie syndicale, quand elle prétend qu'elle a mené la lutte aussi loin que possible. C'est aussi un chant de désespoir, puisqu'il implique qu'il ne pourra pas y avoir de réel regain de lutte de la classe ouvrière tant qu'un magique retour au plein emploi n'aura pas modifié les rapports de force dans les luttes économiques quotidiennes.
En fait le mouvement de Décembre était une réfutation vivante de cette conception. Bien sûr il a commencé comme une lutte défensive et gardait à sa naissance les stigmates de deux décennies de défaite. Mais au fur et à mesure qu'il prenait de l'ampleur il a dépassé le cadre simplement défensif et a commencé à remettre entièrement en question la façon dont est gérée la société. C'était un magnifique exemple des sauts soudains qui peuvent se produire dans la confiance et la conscience des gens.
Très peu de grévistes luttaient uniquement pour les retraites ou pour les montants de remboursement de la sécurité sociale. Cette lutte était en fait le produit de ce qu'ils ressentaient par rapport à l'évolution des vingt dernières années. L'attaque sur la Sécu n'était que la goutte qui fait déborder le vase. C'est la seule façon d'expliquer le niveau d'enthousiasme de ces grèves, le fait qu'une petite impulsion de quelques militants suffisait à envoyer des centaines de gens faire la tournée des lieux de travail, se réunir quotidiennement pour organiser l'activité, et retrouver des souvenirs de lutte de classe (comme La Commune et L’Internationale) qui étaient pratiquement tombés dans l’oubli. C'est aussi la seule façon d'expliquer que des cheminots et des postiers se rangent pour applaudir des étudiants et partent à la rencontre des fonctionnaires de l'administration, des enseignants, des ouvriers de l'industrie automobile et des infirmières. Enfin c'est la seule façon d'expliquer l'accueil chaleureux faits aux groupes de chômeurs et de sans-abri dans les manifestations.
C'est comme si la colère qui couvait depuis vingt ans avait soudain débordé et rejetait toute tentative de la confiner dans des limites étroites. Mais la pression qui l'avait conduite à déborder, la "goutte d'eau" n'était pas une simple erreur de parcours du gouvernement. Elle était partie intégrante d'une stratégie visant à maintenir la compétitivité du capitalisme français face à une crise économique mondiale récurrente. Dans mon livre "The Fire Last Time"[100], je défendais il y a huit ans que l'instabilité économique du système mondial allait nécessairement amener des changements brusques dans la situation politique :
Nous ne pouvons compter sur la stabilité politique que le bloc de l'Ouest a connue durant les dix dernières années. Même les structures économiques les plus fortes peuvent se révéler être des châteaux construits sur de la glace d'une fragilité insoupçonnée.
Les pressions économiques peuvent conduire les dominants ou les dominés à rompre soudainement, au moins partiellement, avec le système dans lequel les relations de domination étaient jusqu'ici organisées[101].
Depuis lors, la longue récession de la première moitié des années 90 a partout contribué d'une part à augmenter la pression sur les gouvernements et la classe patronale pour qu'ils attaquent des acquis du passé que les travailleurs tenaient pour définitifs, et d'autre part à amplifier le sentiment d’écœurement au bas de la société, aussi bien parmi les ouvriers traditionnels que parmi des groupes de plus en plus prolétarisés, qui avaient l'habitude de se considérer comme des "classes moyennes".
Les grèves de Décembre montrent comment, dans de telles conditions, une grande lutte sociale peut soudain éclater, et comment, dans cette lutte, des travailleurs jusque là "apolitiques" peuvent commencer à s'organiser eux-mêmes et à généraliser politiquement. Elles montrent aussi comment une telle explosion de lutte peut produire un renversement soudain dans les rapports de force entre classes, malgré la volonté des bureaucraties syndicales d'arrêter le mouvement au premier signe de concession. Il semble peu contestable que les grèves de Décembre 1995 ont entamé la confiance du gouvernement français et sa capacité à effectuer son offensive contre les conditions de travail. Egalement il ne fait aucun doute que la nouvelle confiance ressentie par de nombreux secteurs de salariés s'exprimera en de nouvelles luttes dans les mois à venir.
Cependant l'histoire ne s'arrête pas là. Les pressions de la compétition internationale sur le capitalisme français qui ont produit le plan Juppé ne vont pas disparaître. Ce dernier a bien fait des concessions pour stopper la grève, exactement comme fit De Gaulle en 1968 ou le gouvernement Danois en 1985, mais le contexte général dans lequel il opère est différent.
Les événements français de 1968 se produisirent alors que le boom économique des années 50 et 60 se faisait encore sentir, et les classes dominantes avaient les moyens de lâcher des réformes à long terme, si elles y étaient forcées. La grève danoise eut lieu au moment où les classes dominantes commençaient à se convaincre que le cauchemar de la récession du début des années 80 était en train de laisser place à une nouvelle période de boom sans fin. La classe dominante française ne croit certainement pas cela aujourd'hui. Elle sent que la seule façon de garantir ses profits à long terme est de frapper durement les conditions de travail des salariés. Ce fait suffit à assurer que les concessions actuelles ne déboucheront pas sur une nouvelle période de paix sociale. Il faut plutôt s'attendre à une classe dominante prête à tout qui retourne à l'offensive et une classe ouvrière revigorée qui riposte.
Mais cette nouvelle période ne se résumera pas seulement à des pressions économiques de chaque côté. Deux décennies de crise économique n'ont pas seulement amené des luttes sur les lieux de travail. Elles ont également mis en pièces beaucoup des certitudes qui accompagnaient la vie de millions de gens, laissant derrière elles colère et frustration qui s'expriment de multiples façons différentes :
· des mouvements de révolte de secteurs de la petite bourgeoisie qui rappellent le mouvement de Poujade dans les années 50[102] ;
· des vagues de mini émeutes dans les quartiers HLM des banlieues (construits au départ pour loger la force de travail industrielle en plein essor des années 60, et dévastés par une épidémie de chômage à 40 ou 50%, et la croissance d'un racisme populaire parmi certaines couches de la population) ;
· une volonté du gouvernement et de la police d'exploiter ceci par une augmentation du harcèlement des minorités ethniques ;
· une tendance chez une partie de la jeunesse de ces minorités ethniques à réagir par une identification ostentatoire avec l'Islam ;
· la croissance du Front National, qui atteint aujourd’hui environ 15% des votants et entre dans les calculs politiques de tous les principaux partis.
Les grèves de Décembre ont temporairement renvoyé dans l'ombre toutes ces autres expressions de la crise en agissant comme un point de focalisation pour la colère d'un grand nombre de gens non directement impliqués dans les blocages et les manifestations. Par exemple les grèves ont posé des difficultés considérables à la direction du FN. Sa position était hostile aux grèves et il défendait l'interdiction de faire grève dans le secteur public. Mais il savait aussi que beaucoup de ceux qui avaient voté pour lui à l'automne étaient maintenant des supporters enthousiastes des grèves. Ainsi dans une interview à la radio, "Le Pen était confronté à un exercice difficile, qui consistait à exprimer son hostilité aux syndicats, sa haine des fonctionnaires, son opposition au plan Juppé et le fait qu'il comprenait pourquoi certains des sympathisants du Front National soutenaient les grèves"[103]. Mais cela ne signifie pas que le mouvement de grève aura détruit l'influence du FN ou l’une des autres formes par lesquelles la profonde crise sociale s'exprime. Celles-ci peuvent resurgir à la suite des grèves de même qu'une épave remonte à la surface lorsque la marée reflue. Et la classe dominante française en tiendra compte, tentant de manipuler ces manifestations de désespoir dans ses propres buts, en préparant le prochain round de la confrontation.
Certaines sections de la majorité gouvernementale vont redoubler d'efforts pour rassembler des forces autour d'eux en combinant une rhétorique anti-Maastricht, l'encouragement aux attaques policières sur les minorités ethniques, et l'appel à encore plus de rigueur contre l'immigration "illégale". Le Parti Socialiste va continuer à leur faire des concessions. Le Parti Communiste sera partagé entre le fait de parler le même langage anti-européen et le fait de refuser leur racisme. Le Front National quant à lui peut très bien conserver sa liberté de manœuvre, pas seulement pour conserver son électorat mais aussi pour construire un cadre organisationnel où le "racisme soft" de ses sympathisants est utilisé pour renforcer l'idéologie nazie de ses militants.
Cela signifie que la question politique deviendra encore plus importante. L'absence de politique révolutionnaire alternative à la direction catastrophique de la CGT, de FO, de la CFDT, du PC et du PS a empêché le mouvement de Décembre d'obtenir la grande victoire qui s'ouvrait à lui. Il a pu néanmoins obtenir quelques gains. La prochaine fois ne sera probablement pas aussi facile. Le gouvernement essaiera d'être mieux préparé et cherchera à diviser pour mieux régner. Il sera difficile de le battre sans un réseau de révolutionnaires socialistes implantés dans les lieux de travail et capable d'argumenter non seulement sur le terrain facile des coupes sur les salaires et les droits à la retraite, mais aussi sur le terrain "difficile" de l'immigration, du bilan désastreux du gouvernement PS et du comportement de la bureaucratie syndicale.
International Socialism, numéro 70, mars 1996,
(traduction Clément Mouhot)
[1] Le RDS, Remboursement de la Dette Sociale, NdT.
[2] La renégociation des statuts de l’UNEDIC, NdT.
[3] Cité dans Le Monde du 11 Novembre 1995.
[4] Editorial, Financial Times, 6 janvier 1995.
[5] Ibid.
[6] Pour approfondir ce point, voir par exemple E. Ball, ‘Lurking Threat of First World Debt Crisis’, Financial Times, 27 Octobre 1993 ; M. Wolf, ‘The Looming Crisis of Industrial Country Public Debt', Financial Times, 12 Juillet 1993 ; éditorial, Financial Times, 3 Janvier 1995.
[7] Editorial, Financial Times, 6 Janvier 1996.
[8] La TVA, NdT.
[9] Chiffres de l’Institut der Deutschen Wirtschaft, reproduit dans Le Monde, 21 Décembre 1995.
[10] Le Monde, 21 Décembre 1995.
[11] Le CIP, Contrat d’Insertion Professionnel pour les jeunes, rémunéré à 60% du SMIC, NdT.
[12] Chiffres d’un sondage d’opinion donnés dans Le Monde, 21 Octobre 1995.
[13] Cité dans Le Monde, 28 Octobre 1995.
[14] Le Monde, 17 Novembre 1995.
[15] Le Monde, 21 Décembre 1995.
[16] Cité dans Le Monde, 21 Décembre 1995.
[17] Les membres du parti Tory, le grand parti conservateur de la droite anglaise, NdT.
[18] Le Parti des Travailleurs, anciennement le Parti Communiste Internationale, de Pierre Lambert, qui détient la direction de quelques fédérations dans Force Ouvrière.
[19] Voir le compte-rendu détaillé des volte-faces de Blondel dans Le Monde, 23 Novembre 1995.
[20] Cité dans Le Monde, 21 Décembre 1995.
[21] Cité dans Le Monde, 18 Novembre 1995.
[22] La CFDT est légèrement plus petite en terme de nombre de membres que la CGT [ceci s’est inversé aujourd’hui, NdT], et fait des scores tantôt meilleurs, tantôt moins bons aux élections prud’homales. Mais historiquement elle s’est montrée moins influente pour faire démarrer (et arrêter) des luttes.
[23] Voir des reportages sur les manifestations dans Le Monde, 26 Novembre 1995, voir aussi le Socialist Worker, 2 Décembre 1995 [journal hebdomadaire du SWP, NdT].
[24] Pour des détails sur cet incident, voir Le Monde, 26 Novembre 1995 et 21 Décembre 1995.
[25] Le Monde, 21 Décembre 1995.
[26] Regroupement syndical autour de l’ex-FEN, Fédération de l’Education Nationale issue d’une scission de la CGT en 1948 et renommée récemment UNSA-éducation. Une autre scission de la FEN donnera le SNES et la FSU dans l’éducation en 1992, NdT.
[27] Cité dans Le Monde, 29 Novembre 1995.
[28] Le Monde, 30 Novembre 1995.
[29] Le Monde, 30 Novembre 1995.
[30] Ibid.
[31] Rapporté dans Lutte Ouvrière, 8 Décembre 1995.
[32] Une analyse dans Le Monde suggère qu’il n’y avait que l’Est du pays où le mouvement était relativement faible, et que ce dernier a pris de l’ampleur en province jusqu'à dépasser Paris. Le Monde, 8 Décembre 1995 et 27 Décembre 1995.
[33] Rapporté dans Lutte Ouvrière, 8 Décembre 1995.
[34] Ibid.
[35] Ibid.
[36] Voir l’article principal en première page dans Le Monde, 2 Décembre 1995, et l’article à l’intérieur du même numéro sur un meeting de 500 militants RPR qui se tenait à Saint-Jean-de-Luz, dans le but de créer ces comités.
[37] Voir T. Cliff, 'The Belgian General Strike', International Socialism (ancienne série) No.4, Eté 1961.
[38] Le Trade Union Congress, soit un immense regroupement de syndicats anglais, à l’origine du Labour Party, NdT.
[39] T. Cliff et D. Gluckstein, ‘Marxism and Trade Union Struggle, the General Strike of 1926’ (Londres 1986), p189.
[40] C. Harman, ‘The Fire Last Time: 1968 and After’ (Londres 1988), p36. 34 Ibid, p369. Les compte-rendus de la grève danoise sont tirés du Socialist Worker Review [le mensuel de l’époque du SWP], Mai 1985, et du Socialist Worker, 13 Avril 1985.
[41] Le CIP, NdT.
[42] Le Parti Communiste, le Parti Socialiste, et la candidate de Lutte Ouvrière, Arlette Laguiller.
[43] D’après Le Monde, 3 Décembre 1995.
[44] Les conseils de prud'hommes, NdT.
[45] Le Monde, 3 Décembre 1995.
[46] Rapporté par Paul McGarr dans Socialist Worker, 2 Décembre 1995.
[47] Rapporté dans Lutte Ouvrière, 8 Décembre 1995.
[48] Le Monde, 21 Décembre 1995.
[49] Interviews de salariés dans Le Monde, 21 Décembre 1995.
[50] Cité dans Le Monde, 3 Décembre 1995.
[51] Rapporté dans Lutte Ouvrière, 8 Décembre 1995.
[52] Interview avec J. Perez, dans International Viewpoint, Janvier 1966.
[53] Compte-rendu dans Rouge, 4 Janvier 1996.
[54] C’est le terme utilisé par l’ancienne maire PS de la ville dans son étude intéressante de la montée des fascistes, voir F. Gaspard, ‘Une petite ville en France’ (Gallimard, 1990).
[55] Le Monde, 4 Décembre 1995.
[56] Interview dans Le Monde, 19 Décembre 1995.
[57] Le Monde, 6 Décembre 1995.
[58] Interview avec Denis Godard [militant de l’organisation Socialisme International, ancêtre de plusieurs groupes politiques en France, dont Socialisme Par En Bas, NdT], 3 Janvier 1996.
[59] Voir les témoignages dans Le Monde, 5 et 6 Décembre 1995.
[60] Le Monde, 7 Décembre 1995.
[61] 'Les postiers hésitent à se mettre en grève', Le Monde, 3 Décembre 1995.
[62] Même article que ci-dessus. Un autre témoignage confirme cette version, voir 'A la Poste', Lutte Ouvrière, 8 Décembre 1995.
[63] Interview id. note 49.
[64] Le Monde, 17 Décembre 1995.
[65] Le Monde, 3 Décembre 1995.
[66] Expression du Monde.
[67] Cité dans Le Monde, 17 Décembre 1995.
[68] Socialisme International, 20 Décembre 1995.
[69] Voir la description des mobilisations dans Le Monde, 2 Décembre 1995
[70] Syndicat étudiant créé durant la lutte contre la guerre d'Algérie, traditionnellement proche du PCF, et qui s'est réunifié avec l'UNEF-ID, traditionnellement proche du PS, en 2002, NdT.
[71] Interview id. note 49.
[72] Socialisme Internationale, 20 Décembre 1995.
[73] Le Monde, 24 Décembre 1995.
[74] Rapporté dans Le Monde, 9 Décembre 1995.
[75] Le Monde, 12 Décembre 1995.
[76] 'The Union Machines in the Strike', Class Struggle, Janvier 1996, p13.
[77] Compte-rendu de l’AG dans Le Monde, 17 Décembre 1995.
[78] Rapporté dans Lutte Ouvrière, 22 Décembre 1995.
[79] L'accord qui mit fin à la grève générale de 1968, soit la plus grande grève générale de l'histoire, par des augmentations de salaires, NdT.
[80] Voir le récit détaillé dans mon livre ‘The Fire Last Time’, op cit, p101 et 108.
[81] Cité dans Le Monde, 17 Décembre 1995.
[82] Témoignage sur le discours de l’un des membres du secrétariat du parti, Jean-Claude Gayssot, qui ouvrait la séance du comité national du parti, dans Le Monde, 8 Décembre 1995.
[83] L'Humanité, 7 Décembre 1995, cité dans International Viewpoint, Janvier 1996.
[84] Le Monde, 8 Décembre 1995.
[85] Articles sur les positions de Robert Hue dans Le Monde, 6 Décembre 1995 et Rouge, 14 Décembre 1995.
[86] Le Monde, 8 Décembre 1995.
[87] Ibid.
[88] L'Union de la Gauche et le Programme Commun, NdT.
[89] Rapporté dans Le Monde, 26 Novembre 1995.
[90] Les "feuilles de boîte", tract recto verso diffusé toutes les deux semaines devant les usines, dont le recto contient des échos des luttes sur la boite, et le verso contient un éditorial national commun à toutes les feuilles de boite, NdT.
[91] D’après les sondages à la sortie des urnes du premier tour des élections présidentielles du printemps 1995.
[92] Pour plus de détails sur la politique suivie par LO, voir 'Lutte Ouvrière and SWP Debate the French Railway Workers' Strike', in International Socialism 26, April 1987.
[93] 'La situation intérieure', Lutte de Classe, No.17, Janvier-Février 1996.
[94] Roger Girardot, Lutte Ouvrière, 8 Décembre 1995. Cet argument est répété dans l’article 'The Union Machines in the Strike' (dont l’essentiel est une traduction de l’article de Girardot) dans la publication anglophone de Lutte Ouvrière : Class Struggle, numéro de Janvier/Février 1996. Mais l’autre article sur les grèves, 'The Class Struggle with a Vengeance', donne un tout autre point de vue, dans lequel la poussée initiale par en haut "a donné naissance à une pratique de démocratie ouvrière à la base, quelque chose que peu de travailleurs avaient déjà expérimentée".
[95] 'The Union Machines in the Strike', op cit.
[96] Voir le récit fait par Cliff et Gluckstein, op cit.
[97] L’organe national dirigeant du TUC, NdT.
[98] Interview id. note 49.
[99] Le Monde, 20 Décembre 1995.
[100] ‘La dernière fois que le monde s'embrasa’, livre sur les révoltes dans le monde en 1968 et les années qui suivirent, NdT.
[101] C. Harman, ‘The Fire Last Time’, op cit, p367.
[102] Un mouvement axé sur la petite propriété, contre les impôts, l'Etat et les salariés, qui à l'époque avaient pas mal de point de convergence avec les fascistes authentiques, NdT.
[103] Rapporté dans Le Monde, 22 Décembre 1995 .
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